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de la princesse, je revins et je dus lui dire que tout était fini. Nous nous rendîmes alors dans la chambre mortuaire. Il s’agenouilla près du lit, baisa les mains glacées de la morte, puis, se relevant, me serra contre son cœur et me dit : — Me voilà seul, promettez-moi de ne jamais me quitter. — Je le lui promis. Un instant après, il répéta les mêmes paroles, me demandant si je savais bien à quoi je m’engageais. Je lui affirmai que je ne le quitterais point, aussi longtemps que je serais assuré de sa confiance, de son amitié et de l’espoir de lui être utile. » L’affection du prince pour Stockmar s’était accrue subitement de toute la douleur que lui avait causée la mort de sa compagne ; il voyait en lui le témoin des jours heureux, le confident que la princesse avait traité en ami. Pendant longtemps, en souvenir de cette année de Claremont il voulut le garder sans cesse auprès de sa personne. Stockmar prenait ses repas avec lui et couchait dans sa chambre. La nuit, quand le prince s’éveillait, il s’asseyait près de son lit, et l’entretenait de mille choses jusqu’à ce que l’insomnie fût passée. Il fut ainsi son conseiller aux heures où l’esprit est voilé par la souffrance, il fut son soutien dans les crises où l’âme n’est plus maîtresse d’elle-même.

L’affliction du prince Léopold n’était pas en effet de celles qui se confondent pour ainsi dire avec les convenances mondaines, et que ces convenances mêmes font peu à peu disparaître. Ce qu’il éprouvait pour la princesse Charlotte, c’était vraiment de l’amour. Il l’aimait pour sa valeur propre, il l’aimait aussi comme une œuvre qui lui était personnelle. Toute sa vie était arrangée d’avance en vue du rôle que devait lui assigner la future grandeur de la princesse. Il se préparait en conscience à porter noblement ce titre de mari de la reine. La mort de Charlotte lui fut un coup de foudre. Il se sentit brisé. Ses plans, ses projets, l’honneur d’une grande situation à soutenir, l’influence à la fois discrète et puissante qu’il se promettait d’exercer par ses conseils, les succès espérés et entrevus d’avance sur ce grand théâtre de la politique européenne, tout ce monde de pensées où vivait son imagination s’était subitement évanoui. Bien des années plus tard, lorsque d’autres destinées l’eurent appelé à fonder un trône, au milieu de tous ses triomphes, allié à la plus ancienne des races royales du continent, époux en secondes noces d’une princesse accomplie, chef d’une dynastie entourée du respect universel, il songera encore à la princesse Charlotte et à tout ce qu’il a perdu en la perdant. Voyez le roi des Belges, âgé de soixante-douze ans, écrivant pour sa nièce la reine Victoria les Souvenirs de sa Jeunesse[1]. Dans ces pages, où brille la poétique image

  1. Early years.