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couleur est harmonieuse, mais froide. Tout le tableau est peint dans une gamme verte et blanche : verte par le champ de seigle du premier plan, l’herbe du tertre, les uniformes des guides, le frac de l’empereur ; blanche par les nuages floconneux qui s’estompent sur le ciel, le cheval de l’empereur et celui du trompette, les plastrons, les culottes, les guêtres, les buffleteries et les gants des fantassins et des cavaliers. Les taches rousses et brunes des robes des chevaux, les notes rouge vif des plumets et des pelisses des guides et des fleurs des coquelicots ne parviennent pas à réchauffer cette froide tonalité.

L’ensemble jugé, nous arrivons aux détails avec d’autant plus de plaisir que, si M. Meissonier traite souvent en maître l’ensemble de ses œuvres, il est toujours impeccable dans les détails. Rien n’est sacrifié, rien n’est négligé, et la touche est si légère et si ferme à la fois, si vive et si spirituelle, que tout semble fait en se jouant. C’est la finesse du pinceau, poussée à la perfection, c’est l’exactitude du « rendu » à ses dernières limites. Meissonier ne donne pas l’image de son modèle, il donne le modèle lui-même ; après que, par quelque secrète opération qui tient de l’alchimie et de la sorcellerie, il l’a rapetissé de façon à le faire entrer dans un cadre. Beaucoup qui admirent autant que nous, plus que nous peut-être, dans les petite tableaux de Meissonier, comme le Liseur, la Lecture chez Diderot, la Rixe, l’Amateur de tableaux, ses qualités éminentes, son exquise finesse de pinceau, sa fermeté de touche, son savant modelé, son exactitude scrupuleuse, sont portés à les lui reprocher quand il expose des œuvres de plus grande dimension où il a à superposer des plans et à faire mouvoir des figures en plein air. Ils assurent que l’art de peindre se compose de sacrifices, que le peintre doit sacrifier cette partie de son tableau pour mieux faire valoir telle autre, qu’il doit atténuer ce ton-là pour donner plus d’éclat à celui-ci, qu’il doit traiter largement, par masses, les derniers plans, afin que les premiers aient plus d’effet et de relief. Tout ceci est fort juste, et M. Meissonier le sait aussi bien que ses critiques. Si, en effet, par sa minutieuse recherche des détails dans les derniers plans qui lui fait peindre ses artilleurs lilliputiens des derniers plans du même pinceau soigneux que ses guides et ses cuirassiers, il arrivait à confondre les plans, à les faire empiéter les uns sur les autres, pour mieux dire, à n’en avoir plus qu’un seul comme dans les tableaux primitifs, la critique aurait raison de crier ; mais si, par sa science de la perspective aérienne, par un juste sentiment des dégradations de lumière, par quelque artifice qui est son secret, M. Meissonier traite avec autant de soin et d’exactitude les figures des derniers plans et celles des premiers, et