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jour chez lui, accompagné d’un autre boïar, et lui signifie que le nouveau tsar entend ne pas continuer les négociations commencées par son père. On le saisit, on l’entraîne violemment pour recevoir son audience de congé ; on lui ôte son épée, on désarme ses gens, outrage inouï à un ambassadeur. Vainement il fait observer qu’on l’a pris en pourpoint court et qu’il ne peut décemment, en cet état, sans épée, se présenter devant l’empereur : son valet, qui lui apportait un long vêtement, est à moitié assommé par les Moscovites. On prive Bowes de son drogman pour lui ôter toute facilité de se plaindre à l’empereur. Bref, on était si bien disposé à lui faire un mauvais parti que Chtchelkalof disait le lendemain au médecin Jacobi : « Il peut remercier Dieu ; s’il avait regimbé, on l’aurait taillé en pièces et jeté ses morceaux par la fenêtre. » Après l’audience du tsar, qui fut courte et froide, on l’entraîna au dehors avec la même violence. Pour partir, on ne lui fournit que des chevaux non sellés : ses gens furent obligés de monter à cru. On lui jeta pour ainsi dire au visage les présens qu’il avait faits au feu tsar, et de la part du prince actuel on lui apporta en cadeau trois lots de zibeline, qui ne valaient pas, dit-il, 40 livres, les plus pelées qu’on eût pu trouver dans Moscou. Il fut trop heureux quand il se vit en sûreté sur le pont d’un vaisseau anglais ; il y reprit aussitôt toute son arrogance et donna carrière à une fureur longtemps contenue. Il jeta les zibelines sur la plage, renvoya outrageusement la lettre impériale et en écrivit lui-même une autre où il exprimait l’espérance que le nouveau prince ferait couper la tête à ces deux coquins, Chtchelkalof et Nikita Romanof. Il eût voulu obliger les marchands à faire retraite avec leur ambassadeur outragé. On n’eut garde de lui obéir ; le commerce anglais lui donnait tort, et Horsey écrivait à Londres : « Pourquoi est-il venu ici ? Dieu ait pitié de nous tous ! »


Sous les deux successeurs du Terrible, son fils Feodor et l’usurpateur Boris Godounof, les négociations de l’Angleterre avec la Russie ne manquent pas d’intérêt. En 1588 eut lieu cette ambassade de Fletcher qui nous a valu une précieuse relation sur la Moscovie du XVIe siècle. Pendant cette période, les rapports commerciaux prennent plus de régularité, plus de sécurité. Le marché russe s’agrandit indéfiniment vers l’est : il semble que ce soit pour les Anglais que les Moscovites ont conquis la Sibérie, pacifié le Volga, pris pied dans le Caucase. En revanche, les Russes, avec une finesse diplomatique déjà remarquable, une intelligence très nette de leurs intérêts propres, obligent peu à peu les Anglais à renoncer à un privilège exorbitant. « Nous ne voulons pas de concurrence, » avait dit Bowes : il leur fallut bien tolérer celle des Hollandais, des Flamands, des Français. Ils avaient la prétention de