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enceinte et qui avait le sang d’un fils sur les mains ; c’étaient la détestable réputation des oligarques moscovites, qui, dit-on, empoisonnaient leurs souveraines, et cet air malsain de l’appartement impérial où tant de tsarines à la fleur de l’âge étaient mortes mystérieusement de maladies inconnues[1]. Toute l’habileté d’Elisabeth consista dès lors à gagner du temps. L’envoyé Pisemski fut longtemps sans voir la fiancée : elle était alors attaquée de la petite-vérole, et la reine ne voulait ni la laisser voir à l’ambassadeur, ni faire faire son portrait avant que toute trace de la maladie eût disparu. On amusait le tapis avec l’éternel projet d’alliance entre les deux états. Enfin, après avoir été reçu en audience par Marie Hastings, Pisemski repartit pour la Russie, accompagné de Jérôme Bowes.

Qui était ce Jérôme Bowes ? Dans l’instruction qui lui fut remise, il est dit que le tsar avait demandé l’envoi d’un ambassadeur doué de telles et telles qualités, « précisément celles qu’à notre avis vous possédez complètement. » On verra jusqu’à quel point Bowes répondait à l’idéal d’Ivan IV. Sur la question commerciale, Pisemski avait proposé à Elisabeth de rétablir la liberté absolue du commerce avec toutes les nations européennes : c’est de ce principe de liberté que les Anglais s’alarmaient ; Bowes avait ordre d’insister auprès du tsar pour le maintien de leur monopole ; il devait protester également contre toute taxe imposée à leur commerce. La question matrimoniale était encore plus délicate. Bowes avait à représenter au tsar que la santé de la lady était restée si faible par suite de sa dernière maladie qu’on désespérait de lui voir recouvrer les forces nécessaires pour soutenir les obligations du rang impérial : un si long voyage sans doute lui porterait le dernier coup. « En outre il nous plaît que vous employiez les meilleures raisons qu’il se pourra pour le détourner de cette idée, invoquant aussi les difficultés auxquelles il faut s’attendre du côté des parens. Il est peu certain qu’ils consentent à une séparation qui les privera de toutes les consolations qu’on espère trouver chez ses enfans ; vous expliquerez que sans leur libre consentement, lequel est encore fort douteux, ce mariage ne pourrait avoir lieu, car en pareil cas, même sur les familles de nos plus humbles sujets, encore moins sur les nobles maisons, nous n’avons d’autre autorité que celle de la persuasion. » Bowes devait avoir quelque peine à faire entrer ces idées sur la famille anglaise et la liberté du père de famille dans la tête d’un homme qui disposait des enfans comme des biens de ses sujets et qui, lorsqu’il voulait se marier, exerçait

  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1873, les Tsarines de Moscou et la Société russe à l’époque de la renaissance.