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mais des moujiks de commerce, qui se soucient peu de notre autorité et de notre honneur de souverains, et qui ne rêvent qu’à leur gain de marchands ? Et toi, ajoutait-il. avec une intention piquante pour la reine-vierge, tu n’as donc, comme une simple demoiselle, qu’un rôle de jeune fille ? .. Tes mougiks de commerce, ils vont voir quel commerce ils auront chez moi ! L’empire de Moscou jusqu’à présent s’était bien passé des marchandises anglaises. Toutes les lettres et privilèges que je leur avais octroyés, je les annule. » Comme la reine affectait de ne pas comprendre les motifs de sa colère, il précisa de nouveau ses griefs : « On ne s’occupe pas de la grande affaire dont il a parlé avec Jenkinson ; on s’obstine à ne pas lui envoyer Jenkinson… Sache que tes marchands resteront dans notre disgrâce tant que tu ne nous auras pas envoyé un ambassadeur sérieux, et avec lui Jenkinson. » C’était toujours le brave capitaine anglais qu’il redemandait à tous les coins de l’horizon avec une fureur croissante et l’irritabilité maladive d’un despote d’Asie. Nul moyen de l’apaiser et de sauver la compagnie, si on ne lui renvoyait son ancien favori.

Jenkinson enfin débarqua à Kholmogory. Il trouva le commerce anglais dans une terrible situation. Toutes les marchandises étaient sous le séquestre ; les employés, à l’exemple du maître, se croyaient tout permis envers les hôtes anglais, Jenkioson lui-même eut à subir leur insolence. Dans le désastre de Moscou, le bazar anglais avait été incendié, Ivan IV d’ailleurs avait bien autre chose à faire que de s’occuper des marchands d’Angleterre. D’abord il dut acheter au khan de Crimée une paix humiliante ; puis, sa troisième femme étant morte, il ordonna de rassembler à la Slobode Alexandra deux mille jeunes filles parmi lesquelles il fit un nouveau choix ; enfin il s’occupa à célébrer ses quatrièmes noces. Dans l’intervalle, il avait châtié un certain nombre de boïars qu’il accusait d’intelligence avec l’ennemi. C’est au milieu de tant de soins divers qu’il reçut son cher Jankine. Celui-ci a raconté, entrevue qu’il eut d’abord avec le tsar dans la Slobode Alexandra, qui chez la plupart des écrivains nationaux devient le Plessis-les-Tours du Louis XI russe, la Caprée de ce Tibère asiatique, La Slobode était une forteresse avec des palais de bois polychromes et des églises à coupoles d’or. Au milieu, séparée des autres édifices par un fossé profond et par un rempart, s’élevait la splendide demeure du tsar. « Pas une fenêtre ne ressemblait à l’autre, dit un romancier[1], pas une colonne n’était faite et ornée comme les suivantes ; une multitude de

  1. Feu le comte Alexis Tolstoï dans son Prince Sérébranny, traduit en français sous ce titre : Ivan le Terrible, ou la Russie au seizième siècle, Paris 1872, p. 81.