Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/847

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ivrogne et paresseux et ne sait ce que c’est que l’épargne. » Le marchand russe, dès qu’il a gagné quelque argent, se hâte de l’enfouir. « J’en ai vu, dit le même écrivain, quand ils avaient étalé leurs marchandises pour qu’on fit son choix, regarder derrière eux et du côté de la porte, comme s’ils craignaient quelque surprise. Si je leur en demandais la raison, ils me disaient : « J’avais pour qu’il n’y eût ici quelque noble ou quelque militaire pour me prendre de force mes marchandises. » Par un trait qui rappelle encore l’Égypte ou l’Orient, le souverain opposait à ses propres sujets une déloyale concurrence. Au Kremlin, le tsar avait ses manufactures de tissus, ses magasins où s’amassaient les fourrures précieuses. Quand il envoyait un ambassadeur en Europe, il le chargeait d’en vendre au profit de la couronne une certaine quantité. À certains momens, il taxait arbitrairement tout un ordre de produits indigènes, les peaux ou la cire par exemple, contraignait ses marchands à les lui céder pour un prix dérisoire et les revendait quatre ou cinq fois plus cher aux étrangers. Il agissait de même pour les produits du dehors, accaparant d’un seul coup toutes les soieries d’Orient ou tous les draps d’Allemagne. Il exerçait sur les foires et dans les ports un droit de préemption : ainsi, quand on apprenait l’arrivée des navires britanniques, ses commis se rendaient à Arkhangel, et déclaraient que les Anglais ne pourraient rien vendre aux indigènes avant que les magasins de la couronne ne fussent pourvus : les étrangers ne devaient se livrer à aucune opération avant d’avoir satisfait à cette exigence ; pendant qu’on se récriait sur les prix offerts par la couronne, qu’en se débattait et protestait, le temps s’écoulait : on avait bientôt fait, dans ces courts étés du nord, de perdre toute une saison. Défense d’importer en Russie le tabac, dont l’usage y fut longtemps interdit sous les peines les plus graves, l’eau-de-vie dont le tsar se réservait la vente dans tous les cabarets de l’empire. Défense d’en exporter certaines denrées précieuses. Qu’on ajoute à toutes ces entraves les exactions des employés subalternes, les habitudes tyranniques et les brusques caprices d’une autocratie sans contrepoids, l’insécurité qui résultait d’une loi si incertaine que Fletcher croyait qu’il n’y a pas de loi en Russie, une justice vénale et souvent féroce, les soudaines explosions des haines populaires, toujours en éveil contre les étrangers et les hérétiques, la mauvaise foi insigne du marchand moscovite, qui « ne croit rien de ce qu’on lui dit et ne dit rien qui mérite créance, » on comprend que le commerce avec la Russie ressemblait beaucoup à ce qu’était, il y a quelque cinquante ans, celui de la Chine ou de la régence d’Alger. L’étranger s’y sentait sur une terre hostile ; on pouvait même dire que tout commerçant y était comme un étranger. Le mot gost a