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dès la première heure il avait protesté contre le caractère arbitraire de l’arrestation de Wilkes. A quelque temps de là, Shelburne s’étant présenté à la cour à une des réceptions officielles, le roi feignit de l’ignorer et adressa la parole aux deux personnes qui étaient à ses côtés. Heureusement Shelburne n’était pas de ces natures tendres et faibles qu’un regard plus sévère, un accueil plus froid, ont plongées dans une tristesse inconsolable et qui en sont morts. Il supporta noblement sa disgrâce, accompagné dans sa retraite par la faveur populaire.

Pendant que ses amis de cour accablaient le ministre tombé et s’acharnaient à noircir son caractère, lord Shelburne goûtait ces charmes de la vie à la campagne qu’il avait vantés autrefois à Fox lors de ses premières déceptions. Dans ce magnifique domaine de Bowood, qui avait été détaché des forêts de l’état pour être concédé à des courtisans de Jacques Ier, il s’occupait d’agriculture, faisait creuser un lac, donnait des fêtes, recevait des amis et ne négligeait pas les lettres. Il achetait des manuscrits sur l’histoire d’Angleterre, depuis le règne d’Henri VI jusqu’à la chambre étoilée, et depuis cette époque jusqu’au règne de George III, collection précieuse qui a bien manqué d’être dispersée à la mort de Shelburne. Ses héritiers immédiats paraissent avoir partagé le sentiment de l’ignorant de la fable, « le moindre ducaton serait bien mieux mon affaire, » et, sans l’intervention d’un commissaire-priseur un peu plus intelligent, ils auraient livré les manuscrits de Julius Cæsar, l’archiviste de Jacques Ier et de Charles Ier, à un marchand de fromage qui en avait offert 10 livres[1].

Tout en vivant à la campagne, Shelburne allait souvent à Londres et l’entretenait de nombreuses relations dans la haute société. Il était le centre de ce petit groupe de jeunes orateurs dont parle Walpole, qui avaient l’habitude de se rendre dans Hill Street, où ils se rencontraient avec des hommes de lettres d’un autre âge et d’opinions politiques très diverses, Johnston, Goldsmith, Reynold. Là venait aussi Blackstone, qui rêvait d’être placé à la tête d’un collège et qui développait tout un plan de réformes, reprochant aux universités d’être organisées pour former des prêtres et de négliger l’instruction des laïques. Là aussi venait pour un moment Hume, qui, en retournant en Écosse, écrivait à Shelburne une lettre d’adieu pleine de grâce et d’esprit.

« Je suivrai toujours vos succès dans la politique avec un intérêt affectueux, et je n’aurai qu’un regret, c’est d’en jouir de si loin. Je me

  1. Le British-Museum les possède aujourd’hui. Voyez l’étude de M. George Perrot dans la Revue du 1er décembre 1875.