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répondirent aussi par une seule missive dont ils arrêtèrent les termes en commun. Ces termes, quoique très parlementaires, laissaient entendre qu’ils soupçonnaient dans les offres du prince une tactique perfide et que la manœuvre était déjouée. De là les emportemens du régent. Pendant le repas qui précéda le spectacle, sa colère éclata en propos si violens que la princesse Charlotte ne put supporter ce langage. Quand elle se leva de table, elle était tout en larmes. Sheridan, qui lui donnait le bras, l’entendit protester amèrement contre les outrages dont son père venait d’accabler deux des personnages les plus illustres du pays. De tous les whigs célèbres que le prince de Galles avait fréquentés dans sa jeunesse, Sheridan, le moins scrupuleux, était le seul qui fût demeuré son ami. L’habile homme cependant n’avait pas renoncé à son parti, et l’on pense bien que les protestations de la jeune princesse ne tombèrent pas dans une oreille indifférente. Le lendemain, dans les cercles politiques de Londres, on ne parlait que de la scène de Carlton-house. Le récit de Sheridan avait donné son véritable sens à une autre scène bien plus significative encore qui s’était passée le même soir à l’opéra. La princesse Charlotte, à peine assise, avait aperçu lord Grey dans une loge qui faisait face à la sienne ; elle s’était levée aussitôt, et, à la vue de toute la salle, lui avait envoyé plusieurs baisers. Voilà bien la personne primesautière dont nous connaissons les vivacités. Elle ajoutait cette protestation juvénile aux paroles que Sheridan avait déjà recueillies de sa bouche. Est-ce dans cette circonstance, est-ce pour une autre aventure du même genre que l’auteur de Childe-Harold voulut rendre hommage à la généreuse enfant ? Malgré les indications peu précises du poète, il est certain que lord Byron, un des amis de Sheridan, pensait aux larmes de Carlton-house quand il écrivait les strophes que voici :


« Pleure, fille de race royale ! Pleure la honte d’un père, pleure la ruine d’un royaume ! Heureuse si chacune de tes larmes lavait une des fautes de ton père !

« Pleure ! tes larmes sont les larmes de la vertu, présage de bonheur pour ces îles désolées. Puisse chacun de tes pleurs t’être payé un jour par les sourires de ton peuple[1] ! »


La princesse Charlotte n’avait plus à verser de telles larmes auprès du prince Léopold. Il n’y avait rien que de noble et d’aimable dans son entourage. C’était à elle plutôt de se surveiller avec soin et de se mettre en garde contre ses vivacités. Ce caractère généreux

  1. Ces deux strophes, datées du mois de mars 1812, portent ce simple titre : A une Dame pleurant (times to a lady weeping).