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Connaught-place. Elle y resta jusque dans la nuit ; le duc d’York, envoyé par le régent pour la décider à en sortir, y aurait perdu son éloquence, si le grand orateur whig, M. Brougham, ne fût venu à son secours.

Dans une savante étude sur lord Brougham, insérée ici même[1], M. le vicomte Othenin d’Haussonville a rappelé les principaux incidens de la scène de Connaught-place. Seulement on ne connaissait pas alors les péripéties de la lutte à laquelle nous font assister les confidences de Stockmar. Lord Brougham lui-même, en écrivant ses mémoires, ne pouvait nous donner les détails précis que nous devons au médecin de la reine Victoria. On devait donc trouver un peu étranges les faits racontés par l’illustre lord. Cette jeune fille éplorée, indignée, s’attachant à sa mère et résistant au frère du prince-régent, ces menaces, ces pleurs, ces cris, le bruit qui se répand à l’entour, les curieux qui s’attroupent, l’arrivée du grand orateur populaire qui obtient la soumission de sa royale cliente en évoquant à ses yeux l’image de l’émeute déchaînée par la ville, des lois violées, du sang répandu, — tout cela paraît un peu théâtral, un peu déclamatoire, et je ne m’étonne pas que notre collaborateur ait conçu quelques doutes sur la fidélité de ce tableau. Lord Brougham n’avait-il pas arrangé après coup ce dramatique épisode pour donner plus de relief au rôle qu’il y avait joué ? Eh bien ! non, pas le moins du monde. Le seul défaut du récit, c’est que le lecteur n’y est pas suffisamment préparé. Les documens que nous fournit Stockmar expliquent aujourd’hui toute la scène en nous permettant d’y replacer chaque chose en son vrai jour.

Voyez plutôt. Ces pénibles débats ont duré presque toute la nuit. Le duc d’York, le duc de Sussex, lord Eldon, M. Brougham, ont employé tous les argumens pour décider la princesse à se soumettre. Sa mère elle-même, la princesse de Galles, assistée de lady Caroline Lindsay et de miss Mercer-Elphinstone, a dit tout ce qu’elle pouvait dire pour vaincre son obstination ; la jeune princesse est inflexible. Sombre, irritée, tantôt elle ne répond rien, tantôt elle tient tête aux plus habiles. Au milieu de ces escarmouches, qui s’arrêtent de temps à autre pour recommencer de plus belle, la nuit était déjà fort avancée lorsque la princesse Charlotte, s’adressant à M. Brougham, lui jette vivement cette plainte et ce reproche : « Ainsi donc, vous aussi, vous m’abandonnez, vous me livrez au pouvoir de mon père, quand le peuple prendrait parti pour moi ! » Brougham lui avait expliqué déjà que la loi était expresse, qu’une décision prise sous le règne de George Ierne laissait aucun doute à

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1870, l’étude intitulée Lord Brougham, sa vie et ses œuvres.