Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/705

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ressemblent à l’Irlandais qui s’agenouillait à Rome devant une statue de Jupiter, en s’écriant : « Ô Jupiter, si tu reviens jamais au pouvoir, souviens-toi, je te prie, que je te fus fidèle dans l’adversité. » Persuadez à l’lrlandais que Jupiter a été remplacé d’une manière convenable et définitive, et il renoncera à ses génuflexions. M. Buffet engage les bonapartistes à devenir les amis de M. le maréchal de Mac-Mahon. Quant aux institutions, il leur en parle aussi peu que possible, c’est à un nom, c’est à un homme qu’il s’efforce de les rallier. Cette méthode est dangereuse, car il n’y aura jamais pour la France qu’un véritable gouvernement personnel, c’est l’empire, et il lui paraîtra toujours qu’un gouvernement personnel sans empereur, c’est un gouvernement personnel où il n’y a personne et qui n’est qu’une pierre d’attente. Avant peu, le maître reviendra, on lui garde sa place, et, quand il l’aura prise, le passe-volant disparaîtra.

M. Buffet n’aurait garde de conspirer contre les institutions qu’il a contribué pour une grande part à donner à la France ; toutefois une sorte d’invincible pudeur l’empêche d’en parler. Il faut, à son avis, s’accommoder de la république quand on n’a rien à mettre à sa place ; mais il ne faut pas la nommer. Si la chose est tolérable, le mot est choquant, il fait toujours mauvais effet sur la bonne compagnie. Ne pouvant faire autrement, un homme avait épousé une femme qu’il trouvait fort laide. Elle n’avait pas à se plaindre de lui, il lui rendait tous ses devoirs ; seulement il n’eut jamais le courage de la présenter à ses amis. M. Buffet a épousé la république, il ne la trahira pas ; mais il ne faut pas lui demander de la présenter. Il en résulte que ses collègues ne peuvent lui imputer que des péchés d’omission. Ils approuvent le plus souvent ce qu’il dit, ils lui reprochent seulement de ne pas tout dire, ils se plaignent de ses silences volontaires, systématiques et obstinés. Dans les séances du conseil du 10 au 12 janvier, ils ont vainement tâché d’obtenir de lui qu’il en dît davantage ; il leur a accordé un adverbe qu’ils lui demandaient, il s’est montré intraitable sur les adjectifs, et, quant au substantif fatal, il eût donné sa démission plutôt que de le prononcer. Tout a fini, non par des chansons, mais par une proclamation, que M. Dufaure et M. Léon Say n’auraient pas pu signer parce qu’ils la jugeaient incomplète, mais qu’ils pouvaient accepter parce qu’elle ne renfermait rien d’offensant ni pour leurs idées ni pour leurs amis. Ainsi s’est terminée une aventure d’où tout le monde est sorti sain et sauf à l’apparente satisfaction de M. Buffet. Cependant il est toujours désagréable pour un habile chasseur de revenir de la chasse sans avoir rien tué.

Le cabinet se remettra difficilement d’une si chaude alarme, et ses jours sont comptés. Les élections, quel qu’en soit le résultat, créeront une situation nouvelle, et, selon toute vraisemblance, le ministère du