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mens pacifiques et la sagesse bien connue de son empereur, les entreprises considérables qu’elle a sur les bras dans l’Asie centrale, l’état de ses finances, l’organisation encore incomplète de son armée, sa situation de grand propriétaire foncier dont les biens-fonds ne sont encore que d’un faible rapport, et qui est moins intéressé à s’agrandir qu’à augmenter son revenu, tout cela induit à penser que les Russes ne se soucient pas d’engager sur les rives du Bosphore la grande et décisive partie, et qu’ils préfèrent à une conquête peut-être embarrassante le protectorat de fait qu’ils exercent sur la faiblesse et sur l’impotence de l’empire osmanli. Ce n’est pas à Saint-Pétersbourg, c’est ailleurs que les esprits défians promènent leurs soupçons. « On peut dire, lisons-nous dans la brochure, que la politique de l’Autriche-Hongrie a été particulièrement malheureuse, alors que c’est l’apaisement qu’elle poursuivait. Rien ne prouve en effet que l’attitude plus que ferme du comte Andrassy vis-à-vis de la Porte dans diverses circonstances, par exemple dans l’affaire des traités de commerce avec la Roumanie, n’ait pas été interprétée par les futurs insurgés dans le sens d’un encouragement. Quant au voyage de l’empereur François-Joseph en Dalmatie après que l’insurrection eut éclaté, il est hors de doute que les insurgés ont cru y voir la preuve que l’Autriche-Hongrie était disposée à protéger les populations chrétiennes soumises à la Turquie. » Bientôt après, la politique autrichienne fit volte-face ; après avoir encouragé, le voulant ou ne le voulant pas, les illusions des insurgés, elle sembla disposée à intervenir militairement sur leur territoire. « Le trait commun et caractéristique de ces deux manières d’agir, c’est d’être également désagréables à la Russie et contraires aux intérêts fondamentaux de l’Autriche-Hongrie elle-même. »

Aucun pays en Europe n’a des intérêts plus manifestes ni plus impérieux, ni des règles de conduite plus nettement tracées par les circonstances que l’Autriche-Hongrie. Une seule faute commise par son ministre des affaires étrangères suffirait pour mettre en péril son existence, et de toutes les fautes la plus dangereuse pour elle serait d’aller chercher à l’orient de chanceuses compensations aux pertes qu’elle a essuyées à l’ouest. Sa constitution dualiste est un chef-d’œuvre d’équilibre instable, qui est à la merci du moindre accident. Les Magyars, aussi attentifs à leur bien que jaloux de leurs droits, ont témoigné plus d’une fois leur répugnance instinctive pour des annexions de populations slaves qui compromettraient leur prépotence, déjà contestée. Il serait à craindre aussi que l’arrivée de ces nouveaux hôtes ne dégoûtât à jamais de leur maison les Allemands d’Autriche, qui les aiment peu. Ils ne se sentiraient plus chez eux dans cet empire transformé et par trop bigarré ; ils songeraient à s’en aller chercher une vie plus conforme à leurs inclinations naturelles sous un autre toit, près d’un autre foyer, où ils seraient les bienvenus, où l’on se ferait une fête de les recevoir.