Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/662

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produits de cette décomposition seraient absorbés par les feuilles et suivraient pour la nutrition de la plante une autre voie que celle des racines. En tout cas, une accumulation si grande de matières animales ne saurait que profiter à la plante en lui donnant au moins sous forme d’engrais l’azote qu’elle réclame pour son développement. Même réduits à ce rôle possible de simples récolteurs d’engrais azotés, les cornets des sarracenia n’en sont pas moins d’admirables engins de capture, avec tous les raffinemens de séduction, d’impulsion, de chute et de noyade que comportent ces appareils perfides. La séduction commence à longue distance de l’entrée du gouffre : car les glandes à liqueur sucrée n’occupent pas seulement l’orifice du cornet, mais encore les deux côtés d’une membrane étendue en forme d’aile tout le long de la face de cet organe. C’est en suivant au dehors ce double sentier enduit de nectar que les insectes arrivent à l’entrée de la cavité : plus bas, à l’intérieur, s’étend une zone veloutée dont les papilles coniques défléchies du haut vers le bas se font tapis moelleux pour l’insecte qui descend, mais deviennent pointes de cilice pour l’imprudent qui voudrait rebrousser chemin ; plus bas encore, la surface est glanduleuse, humide, lisse et glissante, c’est la zone où l’insecte perd pied, chancelle et se précipite ; enfin dans le fond même du gouffre où l’eau se rassemble, des soies longues, raides et défléchies convergent ou s’entre-croisent, opposant aux malheureux noyés qui se débattent un obstacle qui les ramène de plus en plus au fond de l’abîme.

La proie ordinaire des sarracenia consiste en insectes de divers ordres, fourmis, mouches, grillons, papillons, etc. Toute cette légion de coureurs, de sauteurs, de voltigeurs, cède à l’attrait qui les conduit à la mort. Quelques privilégiés néanmoins trouvent à côté des victimes le moyen de vivre en sécurité juste au-dessus de l’abîme ou même en pleine infection dans le gouffre. Résumons à cet égard, et pour la curiosité du fait, les observations précises et détaillées du savant entomologiste Charles Riley. À l’entrée même des cornets du sarracenia variolaris, la chenille frétillante d’un petit papillon semblable aux teignes rapproche les bords de l’orifice au moyen d’un réseau de fils, sauvant ainsi de la destruction les petits insectes que perdrait leur gourmandise. En même temps, elle dévore le tissu même du cornet, mais en ayant soin d’en respecter l’épiderme et toute la partie inférieure. C’est donc un hôte qui dévore sa maison en en ménageant les fondemens. L’autre parasite est un diptère, très voisin de notre mouche grise de la viande. À l’état parfait, c’est-à-dire de mouche ailée, la femelle pénètre impunément dans le cornet et dépose dans la masse putride du fond des larves voraces dont la plus forte mange les autres, lorsque les cadavres d’insectes viennent à manquer à son appétit inassouvi.