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urnes prises dans les serres et séparées de la feuille. L’introduction de matières inorganiques dans ce fluide n’en augmente pas sensiblement la production ; au contraire, un surcroît d’activité chez les glandes se manifeste lorsqu’on plonge dans le réservoir des matières animales. C’est là un premier indice des propriétés digestives du liquide, indice dont la portée s’accuse plus nettement par son influence sur la chair musculaire et le blanc d’œuf durci qu’il attaque lentement, mais en reproduisant à un degré moindre les faits signalés chez le drosera. En somme néanmoins, la puissance digestive des népenthes est déjà singulièrement réduite en comparaison de celle des droséracées ; nous allons voir maintenant cette faculté s’affaiblir encore, disparaître presque dans le dernier terme de cette série de végétaux insectivores.

Le type par excellence de la famille des sarracéniées, le sarracenia de Linné, fut dédié par Tournefort sous le nom de sarracena au médecin botaniste Sarrazin, qui lui en envoya de Québec l’espèce la plus connue. Ce sont des herbes sans tige apparente, habitant comme les drosera les terrains humides et tourbeux, et dont les feuilles, groupées en touffes, constituent des cornets insensiblement atténués à leur base, largement ouverts au sommet, avec l’orifice tronqué du côté antérieur, mais relevé au côté externe en une languette oblique, continue au cornet lui-même au lieu de former comme chez l’urne des népenthes un vrai couvercle à charnière. C’est donc par une erreur manifeste que le célèbre botaniste Morison parle de l’appendice en question comme d’un opercule articulé, susceptible de s’abaisser ou de se relever suivant les cas. Renchérissant sur cette hypothèse finaliste, Linné et ses disciples en vinrent à croire que le prétendu couvercle se rabaissait en temps sec pour soustraire à l’évaporation l’eau contenue dans le cornet, provision préparée par la nature pour étancher la soif des oiseaux : præbet aquam sitientibus aviculis, avait dit le maître, et sur cette parole s’était formée la légende qui faisait du sarracenia comme une source bienfaisante où les animaux pouvaient s’abreuver. Mieux placé pour l’observation, puisqu’il habitait aux lieux mêmes où croissent ces plantes, l’auteur d’un magnifique ouvrage sur l’histoire naturelle de la Caroline, Catesby, n’avait pas mieux interprété le rôle de ces réservoirs ; il supposait naïvement que des insectes pouvaient y trouver asile et refuge contre leurs ennemis. Singulier refuge que celui dans lequel les cadavres des insectes s’accumulent par centaines, englobant les victimes encore vivantes dans un mélange infect et grouillant où la mort se respire avec les gaz délétères et prend sa forme la plus repoussante, comme pour accuser l’impassible cruauté des lois naturelles, qui détruisent sans cesse ce qu’elles ont fait vivre un jour.