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ces proportions, le phénomène n’avait rien de surprenant. Il semblait qu’il y eût là pur accident sans trace d’action vitale, ni de motion déterminée vers un but, ni surtout d’utilité directe de l’insecte pour la feuille qui l’a saisi. Cependant dès 1780 les mouvemens des tentacules du drosera furent presque simultanément observés en Allemagne par le sagace botaniste Roth, en Angleterre par deux amateurs, Gardom, botaniste du Derbyshire, et Whateley, chirurgien distingué de Londres. L’observation de Roth et une autre analogue du docteur Behr sur le drosera sulfurea d’Australie, publiée en 1847, étaient à peu près oubliées ou négligées lorsque je les rappelai sommairement, en les acceptant pour vraies, dans une revue monographique des droséracées, échappée je ne sais comment à l’érudition si vaste du docteur Hooker et de Darwin. La question s’est précisée depuis dans les travaux de Milde (1852), de Nitschke (1860-1861), d’Augé de Lassus (1861), de J. Scott (1862), de Mme Treat (1871), de A.-W. Bennett (1873), du docteur Burdon Sanderson en juin 1874, et du docteur J.-D. Hooker en août de la même année ; mais c’est dans le livre récent de Darwin (1875) qu’il faut chercher, avec le résumé de ces recherches partielles, l’exposé le plus complet, le plus ingénieux, le plus minutieusement détaillé, le plus vigoureusement déduit d’un sujet qu’il a fait sien depuis 1860 et pour lequel la collaboration de ses deux fils, Francis et George, a multiplié sa puissance prodigieuse de travail. C’est dans le livre lui-même qu’on trouvera mille détails d’expérimentation délicate ; tout ce qu’on peut faire ici ; c’est d’en esquisser à grands traits les faits saillans et les résultats généraux.

La feuille du drosera constitue un piège à mouches d’un jeu très lent, mais d’une rare sûreté d’action. Au repos, tendus pour saisir leur proie, les tentacules extérieurs s’étalent en rayonnant sous des angles très ouverts ; tous sont armés de leur gouttelette perfide, dont l’éclat attire peut-être la victime et dont la viscosité la retient en l’engluant. Que du bout de ses jambes grêles un malheureux moucheron effleure cette perle liquide, à l’instant le piège entre en action et ne lâchera plus la victime. Fixé dans une glu tenace, l’insecte fait de vains efforts pour s’en détacher : ces efforts même vont le perdre, car la moindre pression sur le tissu d’une glande non-seulement fait infléchir le tentacule touché, mais transmet le mouvement aux tentacules voisins. Ceux-ci, s’infléchissant à leur tour, s’abattent sur le pauvre insecte. Plus la pression, plus les tiraillemens se répètent, plus la victime est robuste et remuante, plus s’élargit le cercle des mouvemens et s’augmente le nombre des filamens rabattus : le disque même de la feuille, d’abord plane ou à peine concave, se contracte plus ou moins en coupe évasée et finit par engloutir l’insecte comme dans un estomac temporaire où