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pode dans sa coquille, répond, par sa composition chimique essentiellement azotée, au sarcode dont la masse homogène constitue le corps entier d’animaux inférieurs. Or, si la plante est ainsi peuplée au dedans d’animalcules à l’état d’ébauche, est-il étonnant que, par exception au moins, la nourriture azotée parvienne à ces hôtes intimes par la voie directe de l’absorption épidermique, au lieu de suivre le cours détourné de l’absorption par les racines ? Ne voit-on pas l’embryon végétal, aux premières phases de la germination, absorber ainsi par sa surface les élémens nutritifs de l’albumen qui l’entoure, si bien que, par un ingénieux stratagème, M. Van Tieghem a pu remplacer autour de cet embryon les matières albuminoïdes naturelles par des alimens artificiels de composition analogue ? Au fond, les progrès incessans de l’histoire naturelle générale tendent de plus en plus à combler tout hiatus entre les animaux et les végétaux : partout le parallélisme s’accuse entre ces deux branches du tronc organique ; la fusion même s’établit de l’une à l’autre à leur point commun d’origine, dans ces êtres ambigus dont la substance uniforme, dépourvue de toute organisation apparente, ne manifeste la vitalité que par d’obscures contractions.

Ces réflexions générales prépareront les esprits à comprendre comment une plante non parasite, sans renoncer à son mode ordinaire de nutrition par le sol et l’atmosphère, peut néanmoins saisir une proie vivante, en dissoudre les élémens azotés au moyen d’un suc acide analogue au suc gastrique, enfin absorber ce produit de digestion pour en faire soit un aliment général de ses tissus, soit peut-être la nourriture spéciale du protoplasme des cellules placées dans le cercle d’action de ces surfaces digestives.

La théorie de la carnivorité des plantes n’est pas du reste, comme on pourrait le craindre, une élucubration fantaisiste de quelque amateur de nouveautés à sensation. Hasardée en premier lieu par des chercheurs modestes, mais sérieux, MM. Curtis (1834) et Canby (1868), tous deux botanistes américains et par cela même bien placés pour observer sur le vif les plus curieuses d’entre les plantes insectivores, accueillie et confirmée par le professeur Asa Gray, cette doctrine s’appuie aujourd’hui sur l’autorité de maîtres de la science. Un éminent botaniste, le docteur Joseph Dalton Hooker, directeur des jardins de Kew et président de la Société royale de Londres, en a fait, en 1874, à Belfast, le sujet de son discours inaugural devant l’Association britannique pour l’avancement des sciences ; d’autre part, Charles Darwin, résumant à cet égard les études de quinze années, vient de publier sur les plantes « insectivores » un livre admirable où toutes les ressources d’une expérimentation fine, délicate et précise fournissent une base solide aux vues les plus ingénieuses et les plus originales.