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qu’il aurait fait certainement avec plus d’ampleur, s’il en avait eu le temps.

Ainsi voilà qui est dit, ce que Paul Potter avait acquis d’expérience, il ne le devait qu’à lui-même. Il apprenait de jour en jour, tous les jours ; la fin arriva, ne l’oublions pas, avant qu’il eut fini d’apprendre. De même qu’il n’avait pas eu de maîtres, il n’eut pas d’élèves. Sa vie fut trop courte pour contenir encore un enseignement. D’ailleurs qu’aurait-il enseigné ? La manière de dessiner ? C’est un art qui se recommande et ne s’enseigne guère. L’ordonnance et la science des effets ? Il s’en doutait à peine en ses derniers jours. Le clair-obscur ? On le professait dans tous les ateliers d’Amsterdam beaucoup mieux qu’il ne le pratiquait lui-même, car c’était une chose, je vous l’ai dit, que la vue des campagnes ; hollandaises ne lui avait révélée qu’à la longue et rarement. L’art de composer une palette ? On voit la peine qu’il eut à se rendre maître de la sienne. Et quant à l’habileté pratique, il n’était pas plus fait pour la recommander, que ses œuvres n’étaient faites pour en donner la preuve.

Paul Potter peignit de beaux tableaux qui ne furent pas tous de beaux modèles, il donna plutôt de bons exemples, et toute sa vie ne fut qu’un excellent conseil. Plus qu’aucun peintre en cette école honnête il parla de naïveté, de patience, de circonspection, d’amour passionné pour le vrai. Ces préceptes étaient peut-être les seuls qu’il eût reçus : à coup sûr c’étaient les seuls qu’il pût transmettre. Toute son originalité lui vient de là, sa grandeur aussi. Un vif penchant pour la vie champêtre, une âme bien ouverte, tranquille, sans nul orage, pas de nerfs, une sensibilité profonde et saine, un œil admirable, le sens des mesures, le goût des choses nettes, bien établies, du savant équilibre dans les formes, de l’exact rapport entre les volumes, l’instinct des anatomies, enfin un constructeur de premier ordre ; en tout cette vertu qu’un maître de nos jours appelait la probité du talent ; une préférence native pour le dessin, mais un tel appétit du parfait que plus tard il se réservait de bien peindre, et que déjà il lui arrivait de peindre excellemment ; une étonnante division dans le travail, un imperturbable sang-froid dans l’effort, une nature exquise, à en juger par son triste et souffrant visage, — tel était ce jeune homme, unique à son moment, toujours unique quoi qu’il arrive, et tel il apparaît depuis ses tâtonnemens jusqu’en ses chefs-d’œuvre. Quelle rareté de surprendre un génie, quelquefois sans talent ! et quel bonheur d’admirer à ce point un ingénu qui n’avait pour lui qu’une heureuse naissance, l’amour du vrai et la passion du mieux !


EUGÈNE FROMENTIN.