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vraiment besoin de toute votre indulgence. Ce n’est pas seulement la présence de cette auguste assemblée qui m’embarrasse, j’ai déjà fait plusieurs fois l’épreuve de sa bienveillance ; ce n’est pas la nouveauté de cette procédure qui me trouble, car l’esprit se réconcilie peu à peu avec les choses les plus étranges ; enfin ce n’est pas la grandeur de cette cause qui m’accable, car je suis porté, je suis soutenu par la conviction de sa justice, conviction que je partage avec tout le genre humain ; mais c’est précisément, mylords, la force de cette conviction, la certitude que j’ai qu’elle est universelle, le sentiment que j’ai qu’elle est juste, c’est tout cela qui me fait craindre de ne pas la traiter comme il convient, et de lui faire tort pour la première fois. Tandis que d’autres peuvent trembler pour un client coupable, éprouver des inquiétudes dans une affaire douteuse, se sentir paralysés par la conscience d’une faiblesse cachée, être glacés par les influences du dehors ou terrifiés par l’hostilité de l’opinion publique, moi, sachant bien qu’il n’y a point de crime à déguiser ici, sachant bien qu’il n’y a rien à craindre ici, rien, excepté les inventions du parjure, l’appréhension qui m’obsède, c’est l’idée qu’en m’acquittant faiblement de mon devoir je puis exposer cette cause à paraître douteuse pour la première fois, et m’exposer moi-même à être condamné, mylords, par ces millions de vos compatriotes dont les yeux jaloux nous surveillent, car bien certainement ils s’en prendraient à moi, s’il vous arrivait de casser le jugement que l’évidence de la cause leur a fait prononcer. Cette pensée accablante me trouble à un tel point que, même après le répit de plusieurs semaines dont je suis redevable à l’indulgence de vos seigneuries, je puis à peine rassembler mes esprits pour m’acquitter de mon devoir professionnel, sous le poids de la grave responsabilité qui l’accompagne. »


Après cet exorde, d’une ampleur trop cicéronienne, mais qui faisait apparaître au-dessus du premier tribunal de l’Angleterre le tribunal supérieur de l’opinion, Brougham entre vigoureusement en matière. En quelques mots, il rappelle l’arrivée de Caroline de Brunswick sur le sol de l’Angleterre, il montre la nièce du roi George III venant d’une cour d’Allemagne pour épouser son cousin le prince de Galles ; va-t-il donc raconter tout ce qui a suivi ? Bien des auditeurs frémissent d’avance. Les chefs des tories étaient alors les amis de la princesse et les adversaires du prince. Celui-là même qui préside aujourd’hui la séance, lord Eldon, ne l’a-t-il pas défendue en 1806 contre les violences de son mari ? Brougham a beau jeu s’il veut parler ; non, il s’arrête, il se retire, mais la façon dont il opère sa retraite est plus terrible qu’un assaut. L’intérêt de sa cause, il le déclare, ne lui impose pas l’obligation de remuer ces souvenirs. S’il avait à le faire, il le ferait. On sait déjà ce qu’il