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mener la vie d’une veuve, d’une veuve sans enfans, afin que l’homme qui aurait dû être son appui pût mener la vie d’un libertin adultère ; nous ne souffrirons pas aujourd’hui qu’elle soit foulée aux pieds, qu’elle soit exterminée, pour assouvir la vengeance du roi ou pour satisfaire son caprice. » L’autre cause de cette faveur enthousiaste, c’est l’admiration qu’inspirait l’énergie de sa résistance. Plus résignée, elle eût éveillé les mêmes sympathies, elle n’aurait pas eu de partisans aussi nombreux. Il y a un mot très significatif de lord Dudley qui peint bien ce sentiment. On sait que la reine Caroline était la fille de ce duc de Brunswick qui en 1792 avait jeté le défi à la révolution française et qui en 1806, généralissime de l’armée prussienne, fut frappé de mort à Auerstaedt. « Si son père, écrivait lord Dudley, avait montré autrefois la moitié seulement de cette résolution pour marcher sur Paris, il aurait épargné au monde vingt-cinq années de guerre. » Que le duc de Brunswick, par une marche hardie sur Paris en 92, eût pu supprimer la république et l’empire, c’est une appréciation qu’il faut laisser au noble lord ; nous ne citons ce mot que pour montrer l’estime toute britannique accordée à l’intrépidité de la reine Caroline.

Ainsi le mécontentement général au sujet du ministère, l’odieuse conduite de George IV envers la reine, la sympathie de la nation anglaise pour une femme outragée qui se défendait si vaillamment, voilà les motifs de l’accueil fait à Caroline de Brunswick au mois de juin 1820. Telle était l’exaltation des esprits, que l’on reprochait à M. Brougham, son conseiller depuis bien des années, son procureur-général depuis la mort du feu roi, de ne pas l’avoir protégée plus efficacement contre les attaques de George IV. C’est pour cela que l’alderman de Londres, M. Wood, était allé la chercher jusqu’à Montbard ; c’est pour cela qu’il essaya de substituer à M. Brougham tel et tel défenseur, auxquels les partisans de la reine attribuaient un dévoûment plus actif, d’abord M. Scarlett, le premier avocat de Londres à cette date, celui qui devint plus tard lord Abinger, puis, à défaut de M. Scarlett, M. Wilde, un autre avocat éminent, destiné à s’asseoir un jour sur le sac de laine. Heureusement Brougham conserva son poste auprès de la reine. Après quelques hésitations, dont personne n’a jamais eu la clé, il accepta la lutte avec une vigueur digne de sa cliente, « faisant trembler le roi sur son trône, dit lord Campbell, et s’assurant à lui-même un immortel renom[1]. »

Le ministère, une fois son parti pris, résolut de mener l’affaire à bride abattue. Il fallait ne pas perdre une seconde pour étourdir le pays par les révélations de Milan. On espérait que cette douche d’eau glacée calmerait l’effervescence publique. C’est pourquoi dès

  1. Tome VIII, p. 303.