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disait à ce sujet qu’elle venait, pour la première fois, de faire connaissance avec la famille Capulet, dont elle ne connaissait encore que l’adorable fille. Le succès de Rossi dans Roméo est peut-être le plus brillant qu’il ait obtenu parmi nous. Le premier soir, l’enthousiasme avait peine à se contenir, et quand les applaudissemens se taisaient par force, vous entendiez un frémissement de plaisir circuler dans la salle. Après la scène du balcon, tout le monde criait bis comme après un duo d’opéra, et quel duo, fût-il de Mozart lui-même, vaudrait jamais l’incomparable musique de cette poésie ? Ajoutons que Rossi trouve vraiment à qui parler dans ce nocturne qu’il exécute avec une Juliette de quinze ans. Cette enfant-là n’a pour talent que sa jeunesse, mais combien on lui sait gré d’être jeune et de ne pas solfier depuis neuf lustres !

Rossi en est maintenant à ce point où l’artiste, maître de son public, peut tout oser. Ainsi, lorsque dans la rencontre pendant le bal, il effleure de ses lèvres les lèvres de Juliette, ce baiser rapide, inusité, a d’abord surpris, puis aussitôt les applaudissemens ont éclaté, l’audace extrême avait réussi comme tout réussit au succès ; mais un moins habile, un moins heureux aurait grand tort de s’y risquer. J’ai parlé de jeunesse, Rossi n’a déjà plus l’âge de Roméo, et sa taille, qui sied si bien au More, à Macbeth, au prince de Danemark, manque ici de sveltesse et de gracilité. En revanche, quelle intelligence dans les moyens de suppléer à la nature ! Cet homme porte en soi toutes les impétuosités, toutes les flammes de ses vingt ans, et lorsqu’il lui convient de les répandre, l’illusion est complète. Voyez-le dans la scène avec le frère Laurence, quand il se roule à terre avec les impatiences désordonnées, les révoltes d’un jouvenceau dont l’amour enfièvre le sang. Je glisse sur les duos d’ivresse, sur le combat avec Tybald, les comédiens de cette allure n’ont point pour habitude de se laisser prendre en défaut à certains endroits consacrés ; ce n’est donc point là, sur la grande route où chacun passe et dans les sentiers traditionnels, qu’on les doit chercher ; attendez-les aux tournans, dans les coins. Guettez-moi bien par exemple ce Roméo dans sa scène avec l’apothicaire, un de ces épisodes philosophiques par lesquels l’auteur d’Hamlet ne manque pas une occasion de se manifester. Allez entendre cette scène au Théâtre-Italien, c’est Roméo lui-même qui pose devant vous ; que dis-je ? Vous oubliez le poète, l’acteur, il n’y a plus de fiction, de personnage, il n’y a plus que l’être humain brisé, anéanti. Entre le bal chez les Capulets et ce moment suprême, quelques jours à peine se sont écoulés, et l’enfant du midi par l’excès d’amour et d’infortune a mûri, vieilli ; le voilà, rompu d’expérience, qui s’attarde à réfléchir au lieu de se laisser vivre et qui se prend à méditer sur l’existence, ironique, amer, misérable. Rossi vous fait songer au Penseroso de Michel-Ange, le Médicis sorti de sa crypte ne philosopherait pas autrement. Tout à coup cependant la vie se réveille, Hamlet s’efface et