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pendant un siècle par le char triomphal de Pierre le Grand, de Catherine II, d’Alexandre Ier et de Nicolas !

Ainsi parlaient les esprits indépendans sur les bords de la Neva pendant que le monde officiel y déployait toutes les magnificences polaires en l’honneur de Guillaume le Conquérant : ils ne faisaient du reste que prêter un langage raisonné et saisissant à un sentiment vague, mais intense et profond, qui agitait l’âme même de la Russie. Avec cette habitude d’obéissance et de discipline qu’on peut souvent taxer d’instinct servile, mais qui chez ce peuple est parfois aussi un grand et admirable instinct patriotique, les enfans de Rourik se gardèrent bien de contrarier le gouvernement dans la brillante réception qu’il faisait au Prussien ; ils se bornèrent à rester témoins impassibles d’un spectacle qui ne parlait point à leur sens intime. La presse se montra sobre de descriptions, plus sobre encore de réflexions pendant ces jours de fêtes et de festivals : les officieux de Berlin ne lui firent d’autre éloge que d’avoir gardé un ton convenable. Tel fut aussi le ton de la société russe prise dans son ensemble ; les belles perspectives de la résidence faisaient image au moral comme au physique : des fleurs de serres chaudes au premier plan, et pour fond de tableau la glace ! Les hôtes ne furent pas les derniers à s’apercevoir du contraste : avec les parfums exquis des plantes exotiques, il leur arrivait d’aspirer de temps en temps l’air vif du pays, l’âpre brise du nord, et il n’est pas jusqu’à M. de Bismarck lui-même qui ne parût se ressentir de l’atmosphère ambiante. On lui trouva plus de vivacité et d’enjouement que d’élan et de chaleur ; sa parole gardait une mesure qui ne lui était pas ordinaire, et semblait éviter à dessein tout éclat et tout éclair. Chose curieuse, pendant ce séjour de deux semaines dans la capitale de la Russie, l’ancien diplomate frondeur n’a laissé échapper aucune de ces saillies et de ces boutades dont il est généralement si prodigue, aucune de ces indiscrétions étourdissantes qui sont à la fois l’amusement et l’effroi des salons et des chancelleries. On ne recueillit qu’un seul mot à sensation tombé de ces lèvres qui si souvent ont prononcé l’arrêt du destin, le mot « qu’il ne pouvait même admettre la pensée d’être jamais hostile à la Russie. » La déclaration parut explicite et rassurante et comme une réponse discrète aux appréhensions qui n’osaient point se faire jour. Les âmes incrédules ou chagrines ne purent pourtant pas s’empêcher d’observer qu’il y avait seulement dix ans une telle assurance donnée à l’empire des tsars par un ministre de la Prusse eût paru bien superflue, eût même provoqué des sourires…