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connaissances, des gens petits ou grands qu’il y avait entrevus jadis, et semblait renouer des relations et des conversations interrompues seulement d’hier. L’homme d’état se dérobait entièrement pour ne laisser voir que l’homme de cour et l’homme du monde, et il n’est pas jusque dans ses rapports avec le prince Gortchakof, nous affirme un observateur sagace, qu’il n’ait tenu à dépouiller le ministre étranger et à ne paraître que comme le compagnon, presque le compatriote. Il lui témoignait la déférence d’un ami affectueux envers son aîné, — d’un disciple envers le maître, disaient les flatteurs sans penser à mal, sans penser surtout au discipulus supra magistrum auquel Alexandre Mikhaïlovitch, bon latiniste lui, songeait peut-être.

Ils paraissaient ainsi souvent en public, aux nombreuses fêtes et réceptions, l’un à côté de l’autre, l’un dominant la foule de sa tête fortement burinée, l’autre bien reconnaissable aussi à ses traits en taille-douce, fins, spirituels, et quelque peu narquois. D’après cette ingénieuse étiquette de cour dont le bon Homère a donné le premier précepte en faisant échanger à Diomède et Glaucos leurs brillantes armures, le ministre russe portait les insignes de l’Aigle noire de Prusse et le ministre prussien les insignes de Saint-André de Russie, — et cette promiscuité de cordons rappelait involontairement la communauté des liens qui unissaient depuis si longtemps ces diplomates illustres. Phénomène assurément rare qu’une pareille entente si cordiale, si inaltérable, entre deux hommes d’état dirigeant deux différens empires, bien fait pour arrêter la pensée et qui, pendant les pompeuses solennités de Saint-Pétersbourg, ne cessait en effet de préoccuper les esprits réfléchis. Ils cherchaient en vain dans le passé l’exemple d’une harmonie d’action aussi constante et éclatante : certaines intimités politiques demeurées célèbres dans l’histoire, celles entre autres de Choiseul et Kaunitz, de Dubois et Stanhope, ou bien encore de Mazarin et Cromwell, ne furent un instant évoquées que pour être aussitôt reconnues des souvenirs trompeurs, des analogies seulement apparentes. Personne d’ailleurs ne méconnaissait l’influence considérable, décisive, que l’accord entre les deux chanceliers a elle sur les destinées récentes de l’Europe ; personne non plus ne mettait en doute le parti prodigieux que M. de Bismarck a su tirer de cette conjoncture dans ses téméraires entreprises : les avis ne commençaient à différer qu’alors qu’il s’agissait d’établir les comptes de la Russie, de bien préciser les profits apportés à l’empire des tsars par cette association de dix ans, les dix années les plus agitées qu’ait connues le continent depuis le jour de Waterloo.

Au sentiment des uns, tout était avantage et gain pour le peuple