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Trueba a failli à ce grand principe : il était jeune, encore à ses débuts, il composait les Cantarès ; l’éditeur, pour mieux éveiller la curiosité du public, lui demanda sur quelques airs gais des vers piquans qu’il écrivit ; mais dès la seconde édition du livre il s’empressait de les supprimer, et depuis lors ni une phrase ni un mot n’est sorti de sa plume qui pût prêter à l’équivoque. En cela encore, il est resté fidèle au caractère de sa race. Croirait-on que la langue basque n’a jamais contenu d’expressions déshonnêtes ? Le blasphème y est inconnu, et aujourd’hui même où les mœurs aux environs des villes se sont légèrement altérées, lorsqu’un homme des trois provinces se sert d’un terme grossier, c’est aux Castillans qu’il doit l’emprunter. Il n’aura point tenu à notre conteur que, bien loin de fournir à des emprunts de ce genre, la langue espagnole au contraire n’ait imité la chaste réserve de l’idiome euskarien.


III

Depuis vingt-cinq ans déjà, Trueba vivait à Madrid ; ses contes avaient obtenu la même vogue que ses poésies : les éditions se multipliaient en Espagne, les traductions à l’étranger, en Angleterre, en Allemagne et jusqu’en Russie ; grâce à lui, les Basques trouvaient partout de nouvelles sympathies ; on apprenait à les mieux connaître, à les estimer. Flattés dans leur amour-propre national, ses compatriotes voulurent lui témoigner leur reconnaissance en même temps que mettre à profit son talent, et en 1862, par vote unanime des représentans de la province réunis en assemblée générale sous le chêne de Guernica, Antonio de Trueba fut solennellement nommé archiviste et chroniqueur du señorio de Viscaye aux appointemens de 18,000 réaux par an. Avant la dernière guerre, on le sait, les trois provinces basques envoyaient des députés aux cortès, au même titre que les autres ; mais en vertu de leurs antiques fueros elles continuaient à nommer aussi et sous tous les régimes un certain nombre de représentans chargés plus spécialement de régler les affaires intérieures de la province. Ces députés particuliers se sont réunis longtemps sous un arbre désigné par la tradition, les Alavais à Arriaga, les Guipuzcoains à Guerriquiz. Seuls les Viscayens ont conservé le leur jusqu’à nos jours, et inscrivent encore au bas de leurs décisions so el arbol de Guernica. A vrai dire, on ne siège plus sous l’arbre à la façon patriarcale comme jadis ; c’est à côté, dans une vaste salle bâtie tout exprès, que se tiennent aujourd’hui les délibérations. Quant à l’arbre lui-même, comme il ne pouvait durer éternellement, de toute antiquité on a pris soin d’entretenir à son pied de nombreux rejetons.