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libérale et constitutionnelle. Des deux côtés, l’acharnement était au comble, l’exaspération indicible ; sur toute la ligne de l’Èbre et du nord au midi, il n’était bruit que de massacres, de fusillades, de villages saccagés et livrés aux flammes, et si, grâce à l’habileté de leurs généraux, à la vaillance de leurs soldats, les provinces basques elles-mêmes n’avaient pas trop à souffrir de la présence des christinos, la guerre ne laissait pas de leur coûter bien des angoisses et bien des larmes. L’un après l’autre, tous les jeunes gens valides, à peine arrivés à l’âge d’homme, étaient forcés de prendre le fusil ; ils partaient laissant en jachère le champ paternel, et combien parmi eux qui ne devaient plus revenir ! Antonio de Trueba venait d’atteindre sa quinzième année ; nature douce et bonne, il n’avait pas cette énergie belliqueuse, ce goût de la lutte et du danger qui chez le Basque d’ordinaire s’allie si étrangement avec l’amour du foyer et la pratique des vertus domestiques. Devenu soldat, à défaut d’une balle le désespoir l’eût tué, le dégoût, l’horreur des scènes de violence et du sang répandu. Sa mère le connaissait bien et ne songeait qu’à l’arracher à ce double péril ; un de leurs parens tenait alors à Madrid, dans la rue de Tolède, un magasin de fer et de quincaillerie où plusieurs commis étaient occupés : il y avait là pour le jeune Antonio un emploi tout trouvé ; mais il devait se hâter sous peine d’être compris dans la prochaine levée et obligé de prendre rang parmi les carlistes. On lui fit soigneusement un paquet de ses plus belles hardes, on l’embrassa avec force recommandations, et il partit.

Bien des années se sont écoulées depuis ; aujourd’hui encore Trueba ne peut songer à cette première et dure épreuve de sa vie sans que ses yeux se mouillent de larmes. A l’amour profond que nourrissent tous les montagnards pour la terre natale se joignait en lui une délicatesse de. sentimens, une facilité d’émotion, qui devaient lui rendre le sacrifice plus douloureux encore. Il fit route, à partir de Bilbao, dans une de ces longues charrettes nommées galeras et couvertes d’une bâche de toile soutenue par des cerceaux où prenaient place alors, couchés pêle-mêle sur des matelas, les gens trop pauvres pour voyager plus vite et plus commodément. A Madrid l’attendaient bien d’autres misères ; il n’avait rien du commerçant, ni les goûts ni les aptitudes ; par surcroît, à peine arrivé, en dépit de sa parenté avec le patron, il fut chargé dans la maison des travaux les plus rudes et les plus rebutans ; sevré tout à coup des douceurs de la vie de famille, il se trouvait en butte aux plaisanteries de ses nouveaux camarades ; bientôt il prit en horreur ce triste et froid magasin de la rue de Tolède. Madrid d’ailleurs lui déplaisait avec son climat perfide, tour à tour brûlant et glacial, son agitation fiévreuse, ses hautes maisons entassées, sa