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savait faire, les pieds sur sa tombe et devant le Saint George. Comme on aurait sous les yeux ce qui passe de nous et ce qui dure, ce qui finit et ce qui demeure, on pèserait avec plus de mesure, de certitude et de respect, ce qu’il y a, dans la vie d’un grand homme et dans ses œuvres, d’éphémère, de périssable et de vraiment immortel. Qui sait d’ailleurs si, médité dans la chapelle où dort Rubens, le miracle du génie, pris en lui-même, ne deviendrait pas un peu plus clair, et si le surnaturel, comme nous l’appelons, ne s’expliquerait pas mieux en changeant de nom ?


V

Voici comment, à l’état d’esquisse rapide et de coups de crayon peu fondus, j’imaginerais un portrait de Van-Dyck. Un jeune prince de race royale, ayant tout pour lui, beauté, élégance, dons magnifiques, génie précoce, éducation unique, et devant toutes ces choses aux hasards d’une naissance heureuse ; choyé par le maître, un maître déjà parmi ses condisciples ; distingué partout, appelé partout, partout fêté, à l’étranger plus encore que dans son pays, l’égal des plus grands seigneurs, le favori des rois et leur ami ; entrant ainsi d’emblée dans les choses les plus enviées de la terre, le talent, la renommée, les honneurs, le luxe, les passions, les aventures ; toujours jeune même en ses années mûres, jamais sage même en ses derniers jours ; libertin, joueur, avide, prodigue, dissipateur, faisant le diable et, comme on eût dit de son temps, se donnant au diable pour se procurer des guinées, puis les jetant à pleines mains en chevaux, en faste, en galanteries ruineuses ; amoureux de son art au possible et le sacrifiant à des passions moins nobles, à des amours moins fidèles, à des attachemens moins heureux ; charmant, de forte origine, de stature fine, comme il arrive au second degré des grandes races ; de complexion déjà moins virile, plutôt délicate ; des airs de don Juan plutôt que de héros, avec une pointe de mélancolie et comme un fonds de tristesse perçant à travers les gaîtés de sa vie ; les tendresses d’un cœur prompt à s’éprendre et je ne sais quoi de désabusé propre aux cœurs trop souvent épris ; une nature plus inflammable que brûlante ; au fond, plus de sensualité que d’ardeur réelle, moins de fougue que de laisser-aller ; moins capable de saisir les choses que de se laisser saisir par elles et de s’y abandonner ; un être exquis par ses attraits, sensible à tous les attraits, consumé par ce qu’il y a de plus dévorant en ce monde, la muse et les femmes ; ayant fait abus de tout, de ses séductions, de sa santé, de sa dignité, de son talent ; écrasé de besoins, usé de plaisirs, épuisé de ressources ; un insatiable qui finit, dit la légende, par s’encanailler avec des filous italiens et par