Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pleurent sont des hommes graves, robustes, éprouvés, résignés. Jamais douleur ne fut plus sincère et plus communicative que ce mâle attendrissement d’hommes de gros sang et de grande foi. Il y en a qui se contiennent, il y en a qui éclatent. Il y en a de jeunes, gras, rouges et sains qui se frappent la poitrine à poings fermés, et dont la douleur serait bruyante, si elle se faisait entendre. Il y en a un chauve, grisonnant, à tête espagnole, à joues creuses, à barbe rare, à moustache aiguë, qui doucement sanglote en dedans avec cette crispation de visage d’un homme qui se contient et dont les dents claquent. Toutes ces têtes magnifiques sont des portraits. Le type en est admirable de vérité, le dessin naïf, savant et fort, le coloris incomparablement riche en sa sobriété, nuancé, délicat et beau. Têtes accumulées, mains jointes, convulsivement fermées et ferventes, fronts dénudés, regards intenses, ceux que les émotions font rougir et ceux qui sont au contraire pâles et froids comme de vieux ivoires, les deux servans dont l’un tient l’encensoir et s’essuie les yeux du revers de sa manche, — tout ce groupe d’hommes diversement émus, maîtres d’eux-mêmes ou sanglotans, forme un cercle autour de cette tête unique du saint et de ce petit croissant blanchâtre tenu comme un disque lunaire par la pâle main du prêtre. Je vous jure que c’est inexprimablement beau.

Telle est la valeur morale de cette page unique parmi les Rubens d’Anvers et, qui sait ? dans l’œuvre de Rubens, que j’aurais presque peur de la profaner en vous parlant de ses mérites extérieurs, qui ne sont pas moins grands. Je dirai seulement que ce grand homme, à ma connaissance, n’a jamais été plus maître de sa pensée, de son sentiment et de sa main, que jamais sa conception n’a été plus sereine et n’a porté plus loin, que jamais sa notion de l’âme humaine n’a paru plus profonde, qu’il n’a jamais été plus noble, plus sain, plus riche avec des colorations sans faste, plus scrupuleux dans le dessin des morceaux, plus irréprochable, ce qui veut dire plus surprenant comme exécutant. Cette merveille est de 1619. Quelles belles années ! On ne dit pas le temps qu’il a mis à la peindre, — peut-être quelques jours seulement. Quelles journées ! Quand on a longuement examiné cette œuvre sans pareille, où véritablement Rubens se transfigure, on ne peut plus regarder rien, ni personne, ni les autres, ni Rubens lui-même ; il faut pour aujourd’hui quitter le musée.


III

Rubens est-il un grand portraitiste ? est-il seulement un bon portraitiste ? Ce grand peintre de la vie physique et de la vie morale, si habile à rendre le mouvement des corps par le geste, celui