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C’est vraiment un tour de force, surtout si l’on songe à la rapidité de ce travail d’improvisation. Pas un trou, pas une violence ; une vaste demi-teinte claire et des lumières sans excès enveloppent toutes les figures appuyées l’une sur l’autre, toutes en couleurs visibles, et multiplient les valeurs les plus rares, les moins cherchées et cependant les plus justes, les plus subtiles et cependant les plus distinctes. A côté de types fort laids fourmillent les types accomplis. Avec sa face carrée, ses lèvres épaisses, sa peau rougeâtre, de grands yeux étrangement allumés, et son gros corps sanglé dans une pelisse verte à manches bleu paon, ce mage africain est une figure tout à fait inédite devant laquelle certainement Tintoret, Titien, Véronèse, auraient battu des mains. A gauche, posent avec solennité deux cavaliers colossaux, d’un style anglo-flamand très singulier, le plus rare morceau de couleur du tableau dans son harmonie sourde de noir, de bleu verdâtre, de brun et de blanc. Ajoutez-y la silhouette des chameliers nubiens, les comparses, hommes casqués, nègres, tout cela dans le plus ample, le plus transparent, le plus naturel des reflets. Des toiles d’araignée flottent dans la charpente, et tout en bas la tête du bœuf, — un frottis obtenu en quelques traits de brosse dans des bitumes, — n’a pas plus d’importance et n’est pas autrement exécutée que ne le serait une signature expéditive. L’enfant est délicieux, à citer comme une des plus belles parmi les compositions purement pittoresques de Rubens, le dernier mot de son savoir comme coloris, de sa dextérité comme pratique, quand il avait la vision nette et instantanée, la main rapide et soigneuse, et qu’il n’était pas trop difficile, le triomphe de la verve et de la science, en un mot de la confiance en soi.

Le Coup de lance est un tableau décousu avec de grands vides, des aigreurs, de vastes taches un peu arbitraires, belles en soi, mais de rapports douteux. Deux grands rouges trop entiers, mal appuyés, y étonnent parce qu’ils y détonnent. La Vierge est très belle, quoique le geste soit connu, le Christ insignifiant, le saint Jean bien laid, ou bien altéré, ou bien repeint. Comme il arrive souvent chez Rubens et chez les peintres de pittoresque et d’ardeur, les meilleurs morceaux sont ceux dont l’imagination de l’artiste s’est accidentellement éprise, tels que la tête expressive de la Vierge, les deux larrons tordus sur leur gibet, et peut-être avant tout le soldat casqué, en armure noire, qui descend l’échelle appuyée au gibet du mauvais larron, et se retourne en levant la tête. L’harmonie des chevaux, gris et bai, découpés sur le ciel, est magnifique. Somme toute, quoiqu’on y trouve des parties de haute qualité, un tempérament de premier ordre, à chaque instant la marque d’un maître, le Coup de lance me paraît être une œuvre