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contraste avec la folie de ceux qui faisaient les lois. Ces mémoires constituent de vrais cahiers coloniaux, rédigés par des hommes nés cependant loin du centre de la civilisation, tenus volontairement dans l’ignorance, et qui, guidés seulement par l’intérêt privé, donnaient à l’Espagne des leçons d’administration aussi opportunes qu’inutiles. Tel était l’aveuglement de ceux qui avaient dans leurs mains la conduite des colonies, que le roi répondait aux réclamations des colons par les instructions suivantes, qu’il transmettait au vice-roi de la Plata vers la fin du XVIIIe siècle. « A. tous les vice-rois, écrivait-il, nous avons toujours recommandé de prendre le plus grand soin d’empêcher que dans les provinces on ne travaille les draps, on ne plante la vigne ou l’olivier, pour beaucoup de raisons de haute considération qui nous y forcent, et dont la première est de ne pas diminuer le commerce de notre royaume avec ces pays ; nous avons su que, malgré notre défense, on avait lâché la main, et que les vignes par exemple s’étaient développées ; nous défendons formellement que dorénavant il en soit planté aucune, que celles qui existent soient soignées ou replantées, si elles disparaissent, qu’il soit fait aucune plantation d’olivier ni travail de laine. »

En 1790 sont envoyées les premières suppliques ; vingt ans suffiront pour amener les esprits à la pensée d’une guerre ouverte, et pendant ce temps l’Espagne ne fera du reste aucune concession qui ne lui soit arrachée de vive force ; la seule qu’elle ait octroyée est la cédule du 4 mars 1795, qui pour la première fois autorise la vice-royauté de la Plata à faire directement le commerce avec la métropole et les autres colonies espagnoles, droit qu’elle ne concède qu’empêchée qu’elle est de surveiller ces transactions par suite de la guerre avec l’Angleterre. Pour la première fois, une apparence de commerce régulier remplaça la contrebande, et profita aux hacendados au lieu de faire exclusivement la fortune des pillards. En 1795, le commerce de la Plata se faisait déjà par 97 navires, et l’on exportait dans cette seule année 875,000 cuirs de bœufs, 44,000 de chevaux, et 250,000 kilos de suif.

Cette demi-liberté était due aux circonstances, mais était loin encore de constituer la liberté du commerce, et si les commissaires royaux ne pouvaient plus dire aux colons ce qu’ils leur disaient un siècle auparavant, « vous n’avez d’autre privilège que de ne pas être vendus comme esclaves ! » les colonies étaient en somme maintenues dans un état de dépendance assez complet pour n’avoir d’autre sentiment que la haine contre leurs compatriotes d’Espagne, devenus leurs maîtres. C’est là qu’il faut chercher le vrai sens de la révolution de 1810, qui n’avait au début rien de