Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que dans le Génie du Christianisme. Religieux ou laïque, le Grec trouve la vie douce, le soleil chaud ; l’élan désespéré qui emporte au ciel le mystique lui est aussi étranger que le spleen, le suicide, les noires maladies des âmes du nord ; il reste sur la terre, qu’il tient pour bonne. Demandez-lui de s’abstraire dans une cellule, vous risquerez de n’obtenir de lui qu’un sommeil profond ; il lui faut la contemplation sous le ciel lumineux, au sein de la nature, dont il ne sépare pas le Créateur. Aussi voit-on les caloyers errer tout le jour d’un air indolent et béat dans leurs galeries ou dans leurs cours, sur la grève et sur la montagne, ne pensant à rien et jouissant de tout. La règle monastique n’est guère pesante : à l’origine, elle comprenait une foule de prescriptions minutieuses ; avec le relâchement général, on en a bien rabattu ; sauf l’agripnia ou veillée à l’église dans la nuit du samedi au dimanche, nous ne sachons pas qu’elle impose de pénibles exercices aux moines, et la symandre[1] vient bien rarement troubler leur douce flânerie. Ses seules rigueurs sont les jeûnes et les privations matérielles ; mais on sait combien la sobriété orientale est indifférente sur ce chapitre. Ainsi tout effort d’esprit ou de volonté est soigneusement exclu de cette existence ; les droits de l’intelligence y sont méconnus : ceux de la moralité sont-ils mieux respectés ? La dignité extérieure de tous ces graves personnages, le soin jaloux qu’ils apportent à maintenir les prohibitions singulières dont nous avons parlé, le feraient croire malgré tous les bruits malveillans qui courent sur leur compte. Nous raconterons ici une rencontre piquante qui nous permet de laisser à un des leurs la responsabilité des allégations contraires.

Un soir, en mettant pied à terre dans un des couvens, nous fûmes salués en italien par un vieillard tout cassé sous les ans. Bien que son costume ne différât en rien de celui des autres cénobites, la vivacité de sa physionomie dans un âge aussi avancé, l’aisance de ses manières et de sa parole, le livre qu’il tenait à la main, tout l’en distinguait au premier abord. Il disparut aussitôt et revint, quand nous fûmes seuls, nous trouver dans notre cellule. Courbé en deux sur son bâton, que rejoignait sa longue barbe blanche, dardant un regard extatique sous son haut bonnet noir, il rappelait l’alchimiste de Rembrandt : on l’eût pris au temps jadis pour l’astrologue du monastère. Il n’en était que le médecin. Surpris d’entendre pour la première fois parler une langue européenne, nous le pressâmes de questions ; il s’ouvrit peu à peu et nous raconta sa curieuse existence, protestant que chez lui l’habit ne faisait pas le

  1. Disques de bois qui appelaient les fidèles à la prière dans la primitive église et lui tiennent encore lieu de cloches dans certains couvens.