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cathèdre et sous l’image de la Panagia, le protathos ; à côté de lui, un greffier penché sur son calame. Tout est noir sur les mornes personnages, sauf les longues barbes blanches qui ondoient uniformément sur la poitrine et les faces de cire qu’aucune inquiétude de pensée n’a jamais plissées. Cette expression de calme indicible et d’atonie est décuplée par le vague du regard ; éteint aux passions du corps et de l’âme, il n’est plus ce reflet de la clarté intérieure qui a fait appeler du même mot, dans la vieille poésie grecque, l’homme et la lumière. Les prélats nous parlent lentement dans cette langue morte, faite de débris hellènes et byzantins, qui achève l’illusion. La conversation se borne aux banalités précédemment échangées avec le caïmakam : on sent qu’il serait difficile de demander un autre effort de pensée à nos interlocuteurs, et pourtant on n’essaie pas de lutter avec le profond respect qui se dégage de cette majesté extérieure, matérielle, si l’on peut dire. En cherchant à l’analyser, nous n’y trouvons toujours qu’une même cause : ces vieillards ont huit cents ans, le double peut-être. — Ne sommes-nous pas à Chalcédoine ou à Éphèse, dans un des comités de l’assemblée conciliaire ? Eutychès et Eusèbe, Photius et Léon peuvent entrer, développer leurs subtiles rêveries : leurs costumes, leur langue, leurs idées ne différeront presqu’en rien de ce que nous voyons : ils parleront à leurs auditeurs sans qu’une dissonance de pensée trahisse ce travail du temps qui a mis un abîme entre eux et nous ; ils seront chez eux plus que nous dans ce milieu contemporain, où rien, ne saurait nous étonner, hormis de nous y voir.

Le greffier échange notre lettre patriarcale contre un permis timbré du sceau à quatre pièces du protathos ; un diacre apporte les confitures et le café. Puis le « premier homme d’Athos » se lève : on lui remet un bâton à pomme d’argent où sont gravés les noms des vingt couvens, et il nous mène processionnellement visiter l’église de la Vierge avant de nous reconduire au skyte russe de Saint-André, où nous logerons. On nous donne des chevaux solides, un père russe pour guide, un Albanais pour escorte. Nous partons en cet équipage, à travers les collines profondément découpées qui s’abaissent vers le nord sous leur opulent manteau de chênes et de platanes, pour aller frapper à la porte des monastères perdus dans leurs plis et revenir par ceux de la côte. Ainsi chevauchaient les voyageurs du XIIe siècle, en compagnie de moines et d’hommes d’armes, demandant l’hospitalité aux abbayes et la payant du récit des faits de guerre et de politique.

Il serait oiseux de raconter ici chacune de ces journées semblables à la veille, de décrire chacun de ces couvens identiques à eux-mêmes ; nous retrouvons dans tous, avec une uniformité