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un gros village éparpillé dans la verdure, tout pittoresque, tout murmurant de chutes d’eau ; les moulins chevauchent en équilibre sur les canaux, les galeries de bois des maisons à la turque se dérobent sous des tentures de vigne folle et de sureau : on se croirait dans un bourg du Tyrol. Ce serait une toute souriante et charmante rencontre, si cette bonne physionomie villageoise était animée par quelques jeunes mères filant sur leurs portes, par quelques cris d’enfans au sabot du cheval broyant le pavé humide, par le caquetage des poules et l’aboi des chiens ; mais non : au bruit de notre caravane, les bonnets noirs sortent seuls des lucarnes, suivis par des faces émaciées, des yeux errant vaguement aux immenses pays de l’ennui. A mesure que nous pénétrons au cœur de la bourgade, dans l’unique rue bordée par les échoppes du bazar, nous sentons croître l’impression d’étrangeté et de tristesse produite par cette ville, que n’est jamais venu bénir un berceau ni honorer un atelier. Accroupis dans les boutiques, les caloyers débitent la bimbeloterie orthodoxe, chapelets, croix de nacre, bois sculptés, grossières xylographies où se déroule la légende dorée de l’Athos ; des étoffes, des ustensiles de ménage et des fruits complètent les ressources de ce marché.

Après avoir dépassé la vieille église, métropole de la montagne, où nous reviendrons à loisir, on nous introduit dans une maison à galeries de bois extérieures, d’assez méchante apparence ; c’est le konag, l’hôtel du gouvernement. Le caïmakam nous reçoit, entouré d’une demi-douzaine d’Albanais qui nous présentent des fusils à silex et d’opulentes fustanelles. Ce fonctionnaire fantôme est un musulman d’Épire : il parle le grec plus volontiers que le turc, vit en parfaite intelligence avec ses voisins les épistates et passe ses journées dans son divan ou dans le leur, à fumer l’éternelle cigarette qui finit par symboliser à l’esprit du voyageur l’autorité ottomane. — Notre caïmakam est d’ailleurs la plus débonnaire, la plus oisive et la plus déguenillée des autorités de l’empire. Après avoir épuisé avec lui le vocabulaire obligé des conversations officielles en Turquie, les complimens sur la bonté de l’eau, la douceur du climat, la beauté des forêts et la qualité du tabac dans son district, nous lui demandons de nous conduire au conseil de la montagne sainte qui nous attend dans une salle voisine.

La porte s’ouvre ; on nous introduit dans le vénérable chapitre : jamais peut-être nous n’avons éprouvé à un degré aussi absolu la sensation de la chute dans le passé, même en descendant dans les hypogées de Saqqarah et de Thèbes, où les momies vous reçoivent dans l’intimité de leurs habitudes quotidiennes d’il y a six mille ans. — Les épistates sont assis le long du mur : en tête, sur la