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ne lui manquant, elle a pris en goût son indigence dorée, elle a vécu au jour le jour ; elle n’a été réveillée de son languissant et voluptueux sommeil que par le bruit que faisaient les huissiers, qui venaient verbaliser chez elle. Le fondateur légendaire de l’empire osmanli avait vu en songe un arbre qui sortait de son nombril et ombrageait toute la terre ; il ne se doutait pas que la sève tarirait par degrés dans cet arbre et qu’un jour la cognée qui lui porterait le coup décisif serait tenue par la main d’un recors. Qui osera prétendre à l’avenir que plaie d’argent n’est pas mortelle ?

L’Égypte a sujet d’espérer que, grâce à l’Angleterre, elle pourra s’exempter du sort réservé à tous les pays qui se livrent en proie aux empiriques et aux prêteurs sur gages. Le gouvernement britannique ne lui permettra pas d’en user comme ce mendiant espagnol à qui on conseillait de travailler et qui, se drapant dans son haillon et dans sa fierté castillane, répondit : Je demande de l’argent, non des conseils. Les Anglais donneront de l’argent à l’Égypte, mais ils lui donneront aussi des conseils, et il faudra qu’elle les accepte. Il est vrai que jadis ils paraissaient peu disposés à travailler à sa régénération. Ils ont protégé les mamelouks, qui condamnaient à la stérilité la fertile vallée du Nil ; ils ont ligué toute l’Europe contre le progressif Méhémet-Ali et ils ont accordé leur appui au fanatique Abbas-Pacha. « Il y avait alors en Angleterre un parti qui aurait voulu réduire le vice-roi à la condition de ces rajahs de l’Inde, dont on favorise les désordres jusqu’au moment où le prince abruti n’a plus d’autre ressource que de se faire protéger ou de vendre ses états[1]. » En 1840, l’ambassadeur anglais à Constantinople, lord Ponsonby, écrivait au grand-vizir que le but de la politique de l’Angleterre comme de la Porte devait être a de renvoyer nus dans le désert Méhémet-Ali et toute sa descendance. »

Ces temps ne sont plus. L’école de Manchester, qu’il est permis de juger, mais qu’il ne faut pas calomnier, a modifié les sentimens des Anglais sur plus d’un point ; elle leur a démontré qu’on peut quelquefois fonder son bonheur sur celui d’autrui. Il est probable qu’ils donneront au vice-roi de très utiles conseils. Ils ont conscience de la responsabilité qu’ils assument en le prenant sous leur patronage financier ; ils savent que ce patronage, ou ce qu’on a appelé « leur endossement tacite, » procurera à Ismaïl-Pacha tout l’argent dont il aura ou dont il n’aura pas besoin. « Le monde des finances ! lisait-on dans un journal, est très ému ; il ne saurait y avoir, se dit-on, de meilleure spéculation que celle de prêter à l’Égypte, si l’Angleterre, bien qu’elle n’en prenne pas l’engagement formel, est là pour payer. Le taux de l’intérêt est

  1. Lettres, Journal et Documens pour servir à l’histoire du canal de Suez, t. Iir, p. 95.