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déterminé l’Angleterre à acheter elle-même les actions du khédive : « Il fallait laisser passer ces valeurs en d’autres mains, répliqua-t-il, ou les acheter nous-mêmes. Je puis vous assurer que nous avons agi avec l’intention uniquement d’empêcher une plus grande prépondérance d’influence étrangère dans une affaire si importante pour nous. » Après cela qui osera reprocher à M. le duc Decazes de n’avoir rien su ou de n’avoir rien voulu faire ? Qui osera lui faire un crime de n’avoir pas compromis par une opposition ouverte ou par de sourds manèges cette bonne entente avec l’Angleterre, qui est aujourd’hui pour la France un intérêt de premier ordre ? Qui pourrait lui en vouloir de s’être souvenu au mois de novembre de ce qui s’est passé le printemps dernier ? Ses ennemis l’ont sommé de donner sa démission, et peu s’en est fallu qu’ils n’aient demandé sa tête ; il a eu raison de ne donner ni sa tête, ni sa démission. Il a eu raison aussi de garder toutes les apparences de la bonne humeur ; c’est de tous les talens celui qui ressemble le plus à une vertu.

Quel sera le jugement définitif des Anglais sur le marché conclu par leur gouvernement ? On ne le sait pas encore. C’est la chambre des communes qui prononcera, et le cabinet tory ne semble pas pressé d’entrer en propos avec elle. Il veut laisser à la situation le temps de se dessiner ; la nature des explications qu’il sera appelé à donner dépendra du tour qu’auront pris les événemens. En attendant que la chambre lui décerne un satisfecit, il est en butte aux critiques des esprits frondeurs. On lui représente que les actions qu’il a achetées du khédive sont des actions différées, qui ne produiront rien pendant dix-neuf ans, que, n’ayant pendant ces dix-neuf années rien à prétendre dans les dividendes, il ne pourra prendre une part active à l’administration de la compagnie. On lui objecte également qu’aux termes des statuts nul actionnaire n’ayant droit à plus de dix votes, à partir de 1894 l’Angleterre en aura dix et pas davantage dans des assemblées générales où sont représentées plusieurs milliers de voix. On ajoute qu’en fût-il autrement et le gouvernement anglais parvînt-il à s’assurer dès ce jour dans les conseils de la compagnie une influence proportionnée au nombre de ses actions, il se mettra sur les bras de graves difficultés, parce qu’il se trouvera aux prises avec des intérêts contraires aux siens, qui seront de force à lui résister. L’Angleterre, a-t-on dit, n’aura en vue que ses possessions de l’Inde et tout ce qui peut profiter au commerce britannique ; elle réservera toute sa sollicitude pour l’amélioration de la propriété commune, pour l’entretien et l’élargissement du canal, tandis que ses associés ne songeront qu’à leurs revenus, de telle sorte que le gouvernement anglais encourra tout à la fois les reproches des marchands anglais, qui le blâmeront d’avoir trop peu d’influence, et des actionnaires français, qui l’accuseront d’intriguer pour