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pentis plus d’une fois de mon zèle, et je me demandai si la providence, qui mettait une rose blanche à son corsage, n’agirait pas d’une façon par trop humaine. Le soir, au Kursaal, je cherchai en vain Pickering, et je vis que ma confidence n’avait pas encore décidé Mme  Blumenthal à abréger les visites de son soupirant. Je ne le rencontrai que fort tard, à mon grand dépit, car j’avais hâte de lui annoncer quel genre de service je venais de lui rendre. Il me prit le bras et m’entraîna vers le jardin ; il était trop agité pour me permettre de parler le premier.

— J’ai brûlé mes vaisseaux ! s’écria-t-il dès que nous nous trouvâmes seuls. Je lui ai tout avoué. J’ai dit que c’était un supplice pour moi d’attendre sous le vain prétexte que je pourrais jamais l’aimer moins, que jusqu’à présent ma vie n’a été qu’un rêve hi-deux et qu’il suffit d’un mot d’elle pour me…

— Lui as-tu parlé de miss Vernor ? lui demandai-je gravement.

— Je lui ai tout avoué, te dis-je. Le passé n’existe plus pour moi. Le passé peut sortir de sa tombe et me maudire, il ne m’épouvante plus ! J’ai le droit d’être heureux ; j’ai le droit d’être libre. Ce n’est pas moi qui ai promis. Je n’existais pas alors ; je n’existe que depuis un mois. Ah ! je ne suis plus le même homme. Hier encore j’avais peur d’elle ; — aujourd’hui je crains seulement de mourir de joie.

Je m’étais tu pour lui laisser le temps d’exhaler toute son éloquence ; en ce moment, il s’interrompit pour ôter son chapeau, dont il se servit en guise d’éventail.

— Explique-toi, lui dis-je enfin. As-tu demandé à Mme  Blumenthal d’être ta femme ?

— Que veux-tu donc que je lui demande ?

— Et elle consent ?

— Elle demande trois jours pour se décider.

— Mettons-en quatre ! Elle connaît ton secret depuis ce matin. Je me crois obligé de te déclarer que je le lui ai révélé.

— Tant mieux ! s’écria Pickering. Ce n’est pas une offre brillante que la mienne pour une femme comme elle, et si cruelle que soit l’attente, je sens qu’il serait brutal de me montrer trop pressant.

— Qae pense-t-elle de la rupture de ta promesse ?

Pickering était trop amoureux pour feindre le remords.

— Elle pense, répondit-il bravement, qu’elle m’aime trop pour avoir le courage de me condamner. Elle convient que j’ai le droit d’être heureux.

Je me sentais intrigué. Ce n’était pas là l’effet que j’attendais de mon indiscrétion calculée ; mais maintenant je ne pouvais plus intervenir. Tout ce que je pus faire fut de conseiller à mon ami de ne pas se donner la fièvre.