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la musique de Mozart et de Beethoven est un stimulant infaillible pour la race teutonne, où le spirituel et le matériel se confondent d’une façon mystérieuse. Pickering et moi, nous nous conformâmes à la mode, et dès que nous fûmes assis sous les arbres, il recommença à me parler de la dame de ses pensées.

— Je ne sais pas si elle est excentrique ou non, dit-il, car je trouve tout le monde excentrique, et la vie retirée que j’ai menée ne m’autorise pas à juger les gens. Avant d’avoir vu une salle de jeu, je me figurais que tous les joueurs avaient des mines patibulaires. En Allemagne, à ce que j’ai appris de Mme Blumenthal, on joue à la roulette comme nous jouons au billard, et pour beaucoup de personnes sans fortune la roulette est une ressource qui n’a rien de déshonorant ; mais j’avoue que Mme Blumenthal pourrait faire pire que jouer à la roulette sans me donner mauvaise opinion d’elle. Je n’ai jamais regardé la beauté positive comme la qualité essentielle chez une femme. Je me suis toujours dit que, si mon cœur devait se laisser réduire, ce serait par une sorte de grâce harmonieuse, qui produit la même impression calmante qu’un instrument bien accordé. Mme Blumenthal possède cette grâce harmonieuse… Enfin tu la connaîtras et tu seras à même de juger si elle n’a pas toutes les qualités que je lui prête.

— Si Mme Blumenthal était la plus belle femme du monde, dis-je en souriant, et si tu étais l’objet de ses préférences, je ne t’envierais pas ses faveurs, mais bien ton imagination.

— Voilà une manière polie d’affirmer que je suis un sot, répliqua-t-il. Tu es un sceptique, un cynique, un pessimiste ! J’espère attendre encore longtemps avant d’en arriver là !

— Tu feras le voyage assez vite. As-tu eu le courage d’avouer à Mme Blumenthal ce que tu penses d’elle ?

— Je ne sais trop ce que j’ai pu lui dire. Elle écoute encore mieux qu’elle ne parle, et il est possible que je lui aie débité hier au soir un tas de niaiseries, car, après avoir échangé quelques paroles avec elle, j’ai senti ma timidité s’évaporer. J’avais sans doute en moi un fonds d’éloquence inédite dont je ne demandais pas mieux que de me débarrasser, et toute ma poésie renfermée se sera envolée comme un essaim d’abeilles… ou de frelons. Je me rappelle m’être perdu dans un brouillard de phrases et avoir vu deux yeux briller à travers la brume (ici Pickering ouvrit une parenthèse pour m’assurer que l’on n’avait jamais vu ou qu’on ne verra jamais des yeux pareils à ceux-là). En somme, j’ai pataugé dans une mare d’absurdités. J’aurais pu chercher longtemps sans rencontrer une autre femme assez bonne pour m’écouter sans rire !

— Et je présume que, loin de se moquer de toi. Mme Blumenthal t’a encouragé ?