Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
154
REVUE DES DEUX MONDES.

absorbée. Bien qu’à Hombourg, au dire des habitués, il ne faille jamais se fier aux apparences, je demeurai persuadé que cette dame n’était pas du nombre de celles qui ont pour vocation spéciale d’attirer les regards des favoris de la fortune. On lui aurait donné une trentaine d’années ; Mais il lui était encore permis de ne pas avouer le nombre exact de ses printemps. Elle avait de beaux yeux gris, une profusion de cheveux blonds et un sourire fort séduisant. Quoique son teint n’eût plus la fraîcheur de la première jeunesse, elle charmait par une certaine grâce sentimentale. Sa robe de mousseline blanche, garnie d’une multitude de bouillons et relevée par des rubans bleus, lui seyait à merveille. Je me flatte de deviner de prime abord la nationalité des gens, et il est rare que je me trompe. Cette beauté un peu fanée, un peu chiffonnée, un peu vaporeuse, était une Allemande, — une Allemande telle qu’on en rencontre dans le monde lettré. N’avais-je pas devant moi l’amie des poètes, la conseillère des philosophes, une muse, une prêtresse de l’esthétique, quelque chose comme une Bettina ou une Rahel ?… Je coupai court à mes hypothèses.

Ma Bettina venait de lever une main non gantée, aux doigts couverts de bagues à gemmes bleues, — turquoises, saphirs ou lapis-lazuli, — et elle appelait à elle le spectateur dont l’attitude indécise l’avait frappée. Ce geste, — celui d’une princesse habituée à donner des ordres, — fut accompagné d’un sourire irrésistible. Le jeune homme ouvrit de grands yeux, comme s’il doutait que cet appel s’adressât à lui. Le voyant répéter avec plus d’insistance, il rougit jusqu’à la racine des cheveux, et, après avoir hésité un moment, se dirigea vers la dame. Lorsqu’il arriva derrière elle, il s’essuyait le front. La joueuse se retourna, posa deux doigts sur la manche de son habit et lui adressa une question à laquelle il répondit en secouant la tête. Elle lui demandait s’il avait jamais joué, et il avouait son inexpérience. Les personnes qui cultivent la roulette s’imaginent volontiers que, lorsque la fortune ne leur sourit pas, elles peuvent se la rendre favorable en confiant leur enjeu à une main novice. La dame, qui perdait, voulut tenter l’épreuve. Elle n’avait pas devant elle, ainsi que la plupart de ses voisins, une petite pile d’or ; mais elle tira de sa poche un double napoléon qu’elle remit au nouveau-venu en le priant de l’aventurer pour elle, La requête, on le voyait, causait au brave garçon un trouble délicieux ; il semblait reculer devant la responsabilité qu’on lui imposait. Le visage de la dame trahissait une émotion contenue, et peut-être se disait-il que l’enjeu représentait une dernière mise de fonds. Au moment où il se penchait en avant pour poser la pièce sur la table, je dus me déranger afin de livrer passage à une douairière qui cédait sa place à une amie. Lorsque je dirigeai de nou-