Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vagues, filets, poissons, la main court et n’insiste pas. Une vaste coulée du même brun, qui brunit en haut, verdit en bas, se chauffe là où existe un reflet, se dore où la mer se creuse, descend depuis le bord des navires jusqu’au cadre ; c’est là dedans, à travers cette abondante et liquide matière, qu’il a trouvé la vie propre à chaque objet, qu’il a trouvé sa vie, comme on dit en terme d’atelier. Quelques étincelles, quelques reflets posés d’une brosse fine, et voilà la mer. De même pour le filet avec ses mailles, et ses planches et ses lièges, de même pour les poissons qui remuent dans l’eau vaseuse, et qui sont d’autant mieux mouillés qu’ils ruissellent des propres couleurs de la mer ; de même aussi pour les pieds du Christ et pour les bottes du matelot rutilant. Vous dire que c’est là le dernier mot de l’art de peindre quand il est sévère et qu’il s’agit, avec un grand style dans l’esprit, dans l’œil et dans la main, d’exprimer des choses idéales ou épiques, soutenir qu’on doit agir ainsi en toute circonstance, autant vaudrait appliquer la langue imagée, pittoresque et rapide de nos écrivains modernes, aux idées de Pascal. Dans tous les cas, c’est la langue de Rubens, son style, et par conséquent ce qui convient à ses propres idées.

L’étonnement, quand on y réfléchit, vient de ce que le peintre a si peu médité, de ce qu’ayant conçu n’importe quoi et ne s’en étant pas rebuté, ce n’importe quoi fait un tableau, de ce qu’avec si peu de recherches on ne soit jamais banal, enfin de ce qu’avec des moyens si simples on arrive à produire un pareil effet. Si la science de la palette est extraordinaire, la sensibilité de ses agens ne l’est pas moins, et une qualité qu’on ne lui supposerait guère vient au secours de toutes les autres : la mesure et je dirai la sobriété dans la manière purement extérieure de se servir de la brosse. Il y a bien des choses qu’on oublie de notre temps, ou qu’on a l’air de méconnaître, ou qu’on tenterait vainement d’abolir. Je ne sais pas trop où notre école moderne a pris le goût de la matière épaisse, et cet amour des pâtes lourdes qui constitue aux yeux de certaines gens le principal mérite de certaines œuvres. Je n’en ai vu d’exemples faisant autorité nulle part, excepté dans les praticiens de visible décadence, et chez Rembrandt, qui apparemment n’a pu s’en passer toujours, mais qui lui-même a su s’en passer quelquefois. Ici c’est une méthode heureusement inconnue, et quant à Rubens, le maître accrédité de la fougue, les plus violens de ses tableaux souvent sont les moins chargés. Je ne dis pas qu’il amincisse systématiquement ses lumières, comme on l’a fait jusqu’au milieu du XVIe siècle, et qu’il épaississe à l’inverse tout ce qui est teinte forte. Cette méthode, exquise en sa destination première, a subi tous les changemens apportés depuis par le besoin des idées et les nécessités plus multiples de la peinture moderne. Cependant, s’il