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moment, il est posé par terre, dans une salle d’école, appuyé contre un mur blanc, sous un toit vitré qui l’inonde de lumière, sans cadre, dans sa crudité, dans sa violence, dans sa propreté du premier jour. Examiné en soi, l’œil dessus, et vraiment à son désavantage, c’est un tableau, je ne dirai pas grossier, car la main-d’œuvre en relève un peu le style, mais matériel, si le mot exprimait ce que j’entends, de construction ingénieuse, un peu étroite, de caractère vulgaire. Il lui manque ce je ne sais quoi qui réussit infailliblement à Rubens quand il touche au commun, une note, une grâce, une tendresse, quelque chose comme un beau sourire, faisant excuser des traits épais. Le Christ, drôlement placé à droite, en coulisse, comme un accessoire dans ce tableau de pêcherie, est insignifiant de geste autant que de physionomie, et son manteau rouge, qui n’est pas d’un beau rouge, s’enlève avec aigreur sur un ciel bleu que je soupçonne d’être fort altéré. Le saint Pierre, un peu négligé, mais d’une belle valeur vineuse, serait, si l’on pensait à l’Évangile devant cette toile peinte pour les poissonniers, et tout entière exécutée d’après des poissonniers, le seul personnage évangélique de la scène. Du moins il dit bien et juste ce qu’un vieillard de sa classe et de sa rusticité pouvait dire au Christ en d’aussi étranges circonstances. Il tient serré contre sa poitrine rougeaude et ravinée son bonnet de matelot, un bonnet bleu, et ce n’est pas Rubens qui se tromperait sur la vérité d’un pareil geste. Quant aux deux torses nus, l’un courbé sur le spectateur, l’autre tourné vers le fond, et vus l’un et l’autre par les épaules, ils sont célèbres parmi les meilleurs morceaux d’académie que Rubens ait peints pour la façon libre et sûre dont le peintre les a brossés, sans doute en quelques heures, au premier coup, en pleine pâte, claire, égale, abondante, pas trop fluide, pas épaisse, ni trop modelée, ni trop ronflante. C’est du Jordaens sans reproche, sans rougeurs excessives, sans reflets, ou plutôt c’est, pour la manière de voir la chair et non pas la viande, la meilleure leçon que son grand ami pût lui donner. Le pêcheur à tête Scandinave, avec sa barbe au vent, ses cheveux d’or, ses yeux clairs dans son visage enflammé, ses grandes bottes de mer, sa vareuse rouge, est foudroyant. Et, comme il est d’usage dans tous les tableaux de Rubens, où le rouge excessif est employé comme calmant, c’est ce personnage embrasé qui tempère le reste, agit sur la rétine, et la dispose à voir du vert dans toutes les couleurs avoisinantes. Notez encore parmi ces figures accessoires un grand garçon, un novice, un mousse, debout sur la seconde barque, pesant sur un aviron, habillé n’importe comment, avec un pantalon gris, un gilet violâtre trop court, déboutonné, ouvert sur son ventre nu.

Ils sont gras, rouges, hâlés, tannés et tuméfiés par les acres