Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est remarquable, c’est la patience surhumaine du peintre, qui a compté les feuilles des arbres et numéroté les brins d’herbe sans se laisser troubler par les obstacles que la distance et l’air opposent à un pareil travail. Les plus petites branchettes, que le raisonnement nous dit être à vingt mètres de nous, — je dis le raisonnement, car il n’y a plus de plans dans ces tableaux, et il faut un effort de l’esprit pour retrouver la place de chaque chose, — ces petites branchettes éloignées sont peintes avec autant de précision, de netteté, de saillie que l’œil de cette dame ou le ruban de son chapeau qui est à deux pas de nous. Il n’est pas un point de l’horizon que l’on ne puisse toucher du doigt. Cet excès de réalité dans chaque détail en particulier donne à l’ensemble un aspect fantastique qui tient du cauchemar, et rien ne ressemble plus à un mensonge que ce fouillis de vérités brutales. C’est que, pour nous, il n’y a pas dans la nature de vérité matérielle qui ne soit vivifiée par une vérité pour ainsi dire morale. Il n’y a pas de contour qui n’ait un caractère, une expression, point de coloration qui n’ait une harmonie et une saveur particulières.

Nous n’avons pas, comme les mouches, des yeux à mille facettes qui nous permettent de voir de tous les côtés à la fois et de percevoir du même coup les mille détails d’une scène avec une égale intensité. Nos organes sont instinctivement artistes, ils choisissent dans la nature, effacent, élaguent autour du point qui les séduit, en sorte que tout le reste n’est plus qu’un accompagnement et comme un murmure. De cette faculté particulière naît l’impression, l’effet, le charme. Eh bien ! c’est ce charme que nous demandons à l’artiste lorsque nous regardons un tableau quelconque. C’est dans son œil ému que nous cherchons l’image de la nature, c’est à travers son esprit ou son cœur que nous voulons la voir. C’est en un mot une œuvre d’art que nous attendons, et non pas un chef-d’œuvre de patience et d’industrie.

M. Alphonse Gros est élève de M. Meissonier. Cela se voit dans les mains et la tête de son fumeur, qui sont solides et bien dessinées. Je ne dis rien de la veste, de la culotte et du soulier, qui ne craignent la concurrence avec aucune autre veste et aucun autre soulier. Voilà un petit fumeur bien construit et bien peint, qui fume tranquillement et a l’air satisfait. Un autre tableau du même auteur est plus vaste et a une couleur historique. Les Importans conspirent contre le cardinal, dit le livret. Ils conspiraient il n’y a qu’un instant, je le veux bien, mais quant à présent ils posent devant M. Gros et paraissent extrêmement fatigués… d’avoir conspiré avant la séance sans doute. Voilà d’ailleurs un pourpoint orange, une main, la moitié d’une oreille et un pied de chaise vraiment du temps, qui sont des morceaux de haute facture.