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maîtres et que ce n’est point être original que de bégayer un art où tant de gens ont excellé avant vous ; cependant M. Puvis de Chavannes est un artiste, il a des aspirations vers la grande décoration monumentale, il a des intentions excellentes, il entrevoit son but, mais à travers un nuage de plus en plus épais, et s’il ne l’atteint pas, c’est que les armes lui manquent, et que la Providence a voulu que ses toiles restassent comme un enseignement et une menace.

La Boutique au Caire, de M. Mouchot, est une petite toile d’une coloration séduisante, peinte avec une sûreté et une aisance remarquables. Le grand tableau intitulé Système d’irrigation dans la Haute-Égypte a un charme extrême. Dans un paysage immense, au bord du Nil limoneux, deux pauvres diables brûlés par le soleil et brisés à la peine puisent lentement de l’eau. Rien de plus simple que cette scène certainement vue dans la nature, rien de plus calme, de moins tapageur, et cependant l’impression est profonde. C’est là l’Égypte vraie et poétique, avec son ciel profond, ses grandes étendues dénudées, son caractère de grandeur, de mélancolie, et ses lointaines montagnes qu’un soleil fatigué dore faiblement. A l’heureux choix du sujet ajoutez une coloration délicate, l’harmonie distinguée, le goût fin, la facture large et simple qui constituent le talent très personnel de M. Mouchot.

M. Jules Lefebvre pousse loin la précision des contours et dépouille trop volontiers la nature de ce voile transparent dont elle a l’habitude, et qu’on appelle l’atmosphère. Si loin qu’on se place de ses toiles, il semble qu’on en soit trop près, car entre elles et vous il manque toujours un intermédiaire, et l’œil éprouve une sensation analogue à celle que ton ressent en touchant la lame d’un rasoir ou quelque objet en acier poli. La précision, que M. Lefebvre exagère ainsi, est sûrement une fort grande qualité, mais peut-être bien les mérites de son dessin et de son modelé ne demandent-ils pas à être accusés avec cette inflexible autorité. Veuillez examiner avec attention la Chloé par exemple, et vous verrez que la pureté du dessin n’est qu’une apparence trompeuse ; les mains et les poignets ne vous rappellent-ils pas ces gants en peau glacée et de couleur printanière que les marchands emplissent de coton pour figurer à leur devanture ? Et cette cuisse qui tourne trop, tandis que la jambe ne tourne pas assez, prise entre deux contours tranchans, inflexibles et peu étudiés ! Voyez ce profil qui n’est qu’une silhouette et cette petite oreille accrochée comme au hasard… J’ai le regret d’insister autant, mais il n’est pas inutile de constater combien la propreté de l’outil et la pureté du dessin sont deux choses différentes. Je ne parle pas du paysage qui entoure cette jolie fille ; cette transparence, cette fluidité, cette coloration fausse et nacrée, vous ont