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méprisant la bénédiction des parens, le chasse d’une maison qui était à lui. Roi Lear de la steppe, il recommence sa vie errante. A son âge, il lui faut se chercher une famille nouvelle et un autre foyer. Une paysanne veuve reçoit humainement ses avances ; mais, comme elle attend toujours qu’il lui vienne de quelque point de l’horizon un galant plus valide, elle le fait languir sept années. Enfin elle se rend à ses prières, à ses larmes ; elle a pitié de son isolement, et du sien peut-être. Depuis son mariage avec cette grosse gaillarde à mine futée, dont un nouveau recueil, la Russie ancienne et moderne, publiait récemment le portrait, Ostap est heureux. Il est entouré d’enfans, les siens, ceux de sa femme et ceux de ses enfans. Il a une maison à lui, des poules, du menu bétail, six brebis avec leurs agneaux. Il est presqu’à l’aise ; il ne mendie plus et ne court les foires que pour se divertir. Il ne rôde plus par les routes avec sa kobza sur les reins, mais il est recherché par les savans, par les lettrés, qui se sont enfin avisés du mérite de la poésie populaire. A deux séances où je l’ai entendu, je lui ai vu faire une fort belle recette. On veut honorer en lui la muse nationale, on l’écoute avec déférence, et lorsqu’il s’excuse avant d’attaquer une chanson un peu hardie, les messieurs d’aujourd’hui lui disent : « Va toujours, ne crains rien. » Quand du plus profond de sa riche mémoire revient sur ses lèvres quelque ballade inédite, les amateurs s’en emparent avec joie. La Société de géographie a publié son répertoire de chansons avec sa photographie et sa vie racontée par lui-même.

Si nous avons insisté sur Ostap Vérésaï et les kobzars, il ne faut pas croire cependant que ces chanteurs aient été les seuls poètes ou les seuls agens de la poésie nationale des Ukraines. Dans l’Iliade, Achille, « avec une lyre artistement travaillée, charme son âme » et célèbre la gloire des guerriers. Le Volker des Niebelungen, le Soloveï des bylines russes, le Taillefer français et plusieurs de nos trouvères et troubadours ont su à la fois chanter et combattre. Un état analogue de civilisation a ramené dans la Petite-Russie les mêmes scènes. Le poète s’y confond parfois avec le héros : les braves savent manier la bandoura aussi aisément que la lance ou l’aviron. Une kobza fait nécessairement partie de l’équipement du cosaque. Une des ballades les plus en faveur est celle du guerrier mourant qui fait vibrer pour la dernière fois les cordes sonores.


« Il est assis sur un kourgane (tertre), le vieux cosaque gris comme un pigeon. Il joue de la bandoura et chante d’une voix retentissante.

« Près de lui, son cheval percé de coups de lance et de coups de feu, sa pique brisée, sa gaîne veuve du sabre d’acier, sa cartouchière épuisée. Il ne lui reste plus que sa fidèle bandoura et dans sa poche profonde sa pipe brune et une pincée de tabac.