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chaumine enfumée, ils chantèrent tant de fois l’insolent triomphe de l’injustice, que le jour de la revanche arriva et que Bogdan Chmelniçki, « l’homme qui veut encore accomplir la justice, » se leva.

Quelques mots sur la biographie d’Ostap Vérésaï montreront comment se transmettaient de kobzar en kobzar les chansons héroïques, et avec quelle sûreté de tradition les plus anciennes ballades ont pu à travers les siècles nous parvenir sans altération. Homère nous a conservé le souvenir de deux de ses devanciers, Démodocos, le divin poète, qui célébrait à la cour d’Alcinoüs les exploits d’Ulysse, et le noble Phémios, qui, assis sur un trône à clous d’argent, chantait par contrainte dans les festins des prétendans. Ostap Vérésaï nous apprendra de même à connaître ceux qui furent les maîtres de son enfance. Il est né au village de Kaloujnitsi, vers 1803 ou 1805, sans qu’il soit possible de préciser la date exacte. Son père était aveugle et gagnait quelque argent à jouer du violon dans les fêtes de village. Ostap était venu au monde avec de bons yeux, mais la fatalité héréditaire s’étendit sur lui vers l’âge de quatre ans, et à son tour il perdit la vue. Qu’allait-il devenir ? quel métier lui apprendre ? Le choix pour un aveugle était tout fait. A quinze ans, on le mit en apprentissage chez un vieux kobzar, Siméon Kochoï, qui devait lui enseigner les premiers élémens de son art, de la « gaie science, » comme auraient dit nos trouvères français. Mais cette « gaie, science » est en Petite-Russie le patrimoine de fort pauvres compagnons : Ostap avait un bel avenir de misère devant les mains. Être un musicien aveugle est une triste situation : qu’on se figure la situation d’un simple apprenti en ce métier. Et pourtant l’organisation de la corporation des kobzars présente quelques lointaines analogies avec celle de nos écoles de druides et de bardes gaulois, où l’écriture n’était guère moins inconnue, et où des myriades de vers ne se conservaient que par la mémoire. L’élève kobzar contractait avec son maître un engagement de trois années : il n’avait rien à lui payer, étant bien trop dépourvu lui-même ; au contraire il recevait de lui la nourriture et le vêtement, c’est-à-dire qu’il partageait sa misère et ses haillons. Le maître, qui malgré cette dégradation apparente avait droit à tous ses respects, lui apprenait les chansons qu’il savait lui-même, et parfois quelques prières pour demander l’aumône ou remercier les bonnes gens. C’était tout, car ces fils de la muse rustique sont absolument illettrés. Quand le disciple avait fait quelques progrès, il courait les villages et les foires pour le compte de son maître, chantant les airs qu’on lui avait enseignés, recevant très peu d’espèces sonnantes, mais force biscuits, de la farine, de la graisse de mouton, et autres provisions qu’il se chargeait de vendre et dont il rapportait l’argent a son patron. Ostap eut affaire souvent à des instituteurs indignes