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du rocher ; ils ont pied « sur la terre, sur la terre riante, parmi le peuple baptisé, dans les villes chrétiennes. » Leur joie n’est tempérée que par un sentiment naturel de compassion pour le malheureux sans famille qui a péri sous leurs yeux parce que personne ne priait pour lui. Toutes ces ballades petites-russiennes sont dans une langue sonore, harmonieuse, pleine de voyelles. La rédaction en est sobre et concise : jamais de grands développemens. L’art du chanteur consiste donc à mettre chaque vers en relief et à en faire comme un petit poème musical. Le kobzar attaque ordinairement avec beaucoup d’énergie et de vivacité le premier membre de sa phrase, la partie de récitatif, comme l’appelle M. Lissenko ; puis sur quelqu’une des syllabes du second membre sa voix prend de l’insistance, se déploie en fioritures d’une fantaisie mélancolique, tandis que sa main frémit nerveusement sur les cordes de la bandoura. On croit alors entendre le choc furieux des vagues, ou la voix mourante des naufragés, ou cette prière qui monte au ciel comme un vagissement d’enfant, dans le sifflement de la tempête. L’âme en est assombrie, comme si les bancs de brume et les nuées livides du Pont-Euxin s’étendaient sur elle. Après chaque vers, la phrase musicale, répétée sur l’instrument, sert à maintenir l’auditeur sous le coup de sa dernière émotion. Si le vers a une importance particulière, le chanteur le reprend une seconde fois en accentuant encore plus fortement la note mélancolique. L’effet de cette déclamation musicale est toujours très-grand sur un public petit-russien. Le peuple n’échappe jamais à cette impression ; l’artiste lui-même, bien qu’il raconte pour la millième fois peut-être le danger et le repentir des deux frères, partage souvent l’attendrissement de son auditoire inculte. Il retrouve au contact de ces tristesses sympathiques toute la nouveauté de ses premières émotions ; les larmes font trembler sa voix et viennent mouiller ses paupières d’aveugle. Le jour où je l’ai entendu, son cercle de lettrés subissait presque aussi complètement l’influence de ses mélodies qu’un cercle d’hommes du peuple. Pour quelques-uns, les souvenirs d’enfance, les réminiscences du village paternel donnaient une force nouvelle à ces accens, dont leur oreille de citadins s’était désaccoutumée. Plus d’une tête s’inclinait, rêveuse ; personne ne songeait à applaudir le vieux chanteur pendant que, semblable à l’aveugle de l’élégie de Chénier,

…….. Déchaînant les vents à soulever les mers,
Il perdait les nochers dans les gouffres amers.


Ce silence était pour lui une récompense plus haute et le gage d’un succès plus complet.

Une autre chanson du répertoire d’Ostap, souvent redemandée