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Que le but semblait lointain pourtant, et que de voiles couvraient encore l’avenir indistinctement entrevu ! Ce n’était pas sous le roi Frédéric-Guillaume IV, dont l’intelligence s’obscurcissait de plus en plus, qu’il était permis de songer à l’action ; l’avènement même du régent, le roi Guillaume actuel, semblait d’abord ne devoir rien changer à la situation extérieure. Les nouveaux ministres du régent, les ministres de l’ère nouvelle, comme on le disait alors, étaient d’honnêtes doctrinaires qui parlaient du développement des libertés concédées et de l’affermissement du régime représentatif ; les bons et les naïfs, ils laissaient même Guillaume Ier proclamer un jour solennellement « que la Prusse ne devait faire que des conquêtes morales en Allemagne ! » Évidemment l’ère nouvelle n’était point encore l’ère de M. de Bismarck. Pendant les années qui s’écoulèrent depuis la guerre d’Orient jusqu’à son ambassade en Russie, on voit le représentant de la Prusse auprès de la confédération germanique dans une agitation constante, en voyages continuels à travers l’Allemagne, la France, le Danemark, la Suède, la Courlande et la Haute-Italie, cherchant des sujets de distraction, ou bien peut-être aussi des sujets d’observation, et ne revenant chaque fois à Francfort que pour y soulever un incident, casser quelque « bric-à-brac, » et pousser à bout le nerveux et bilieux comte Rechberg, représentant de l’Autriche et président du Bundestag. Ses fréquentes excursions à Paris lui firent pressentir les événemens qui se préparaient en Italie ; il n’en devint que plus agressif, et il arriva un moment où son rappel fut considéré à Francfort comme indispensable pour le maintien de la paix. C’est à ce moment qu’il songea à quitter définitivement la carrière, à jeter bas l’uniforme et à faire de la politique « en caleçon de bain. » Il consentit cependant à la faire encore en « peau d’ours et avec du caviar, » ainsi qu’il s’exprimait dans une de ses lettres, autrement dit à échanger son poste de Francfort contre celui de Saint-Pétersbourg. On espérait ainsi l’éloigner du terrain brûlant, le « mettre à la glace » (encore une expression de M. de Bismarck) ; pour lui, il attachait peut-être d’autres espérances à ce déplacement, et trouvait en tout cas de la consolation à revoir l’ancien collègue de Francfort, devenu ministre principal d’un grand empire, et avec lequel il s’était toujours si bien entendu. Le 1er avril 1859, « le jour anniversaire de sa naissance, » M. de Bismarck arrivait dans la capitale de la Russie.


JULIAN KLACZKO,