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pas de m’étonner… Je fais des progrès très rapides dans l’art de ne dire rien du tout avec beaucoup de paroles ; j’écris des rapports de plusieurs feuilles, nets et ronds comme des leading-articles, et si, après les avoir lus, Manteuffel y comprend goutte, il est plus fort que moi… Personne, pas même le plus méchant des démocrates, ne peut se faire une idée de ce que la diplomatie cache de nullité et de charlatanisme… »

Quelques années plus tard, pendant les complications d’Orient, il écrira à sa sœur Malvina : « Je suis à une séance du Bund ; un très honoré collègue fit un très ennuyeux rapport sur la situation anarchique dans la Lippe-Supérieure, et je pense ne pouvoir mieux utiliser ce moment qu’en épanchant devant toi mes sentimens fraternels. Ces chevaliers de la Table ronde qui m’entourent dans ce rez-de-chaussée du palais Taxis sont des hommes fort honorables, mais fort peu récréatifs ; la table a 20 pieds de diamètre et est couverte d’un tapis vert. Pense à X… et à Z… de Berlin ; ils ont tout à fait le pli de ces messieurs du Bundestag. Je prends l’habitude de me faire à toutes choses avec le sentiment d’une innocence qui bâille. Ma disposition d’esprit est celle d’une lassitude insouciante (gaenzliche.wurschtigkeit) après que j’ai réussi d’amener peu à peu le Bund à la conscience désolante de son profond néant. Te rappelles-tu le lied de Heine : ô Bund, ô chien, tu n’es pas sain, etc.. ? .. Eh bien ! ce lied sera bientôt, et par un vote unanime, élevé au rang d’hymne national des Allemands. »

La lassitude, le dégoût ainsi que le mépris pour le Bund, augmenteront d’année en année. En 1858, il pensera à quitter décidément la carrière. Il en aura assez de « ce régime des truffes, des dépêches et des grand’croix ; » il parlera de « se retirer sous les canons de Schœnhausen, » ou bien mieux encore de « se rajeunir de dix ans et de reprendre le poste offensif de 1848 et 1849. » Il voudrait combattre sans être gêné par les liens et les convenances officielles, mettre bas l’uniforme et « faire de la politique en caleçon de bain (in politischen sckwimmkosen)… »

Quoi d’étonnant d’ailleurs ? De tous les hommes politiques imaginables, M. de Bismarck était certes le moins fait pour porter du respect et trouver du goût à un corps délibérant essentiellement modéré et modérateur, où tout se passait en discussions à huis-clos, en rapports longuement élaborés, longuement motivés et plus longuement encore débattus, et où les coups d’estoc et de taille faisaient absolument défaut. Un grand congrès de paix ne peut guère avoir d’attrait pour des Percy bouilians que la moindre conférence de Bangor[1] fait déjà sortir de leur peau, et le Bundestag, on l’a dit,

  1. Shakspeare, Henry IV, Ire part, acte III, scène Ire.