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le méditer avec fruit dans plus d’une circonstance décisive, le jour par exemple où il renversa tel trône séculaire, le jour aussi où il donna le signal du combat de la civilisation

L’écrivain ne diffère pas beaucoup de l’orateur, et, en parlant de l’écrivain, nous pensons surtout à ces lettres intimes et familières qui ont été publiées dans le livre bien connu de George Hesekiel, et qui ont eu en Allemagne un succès mérité. C’est toujours la même obscurité, le même embarras d’élocution, le même trouble, traversés de temps en temps d’expressions vives et originales, de figures étonnantes, d’un humour acre, strident, qui grince et vous pince avec une volupté cruelle. Ces lettres sont pour la plus grande part adressées à sa sœur, à la « chère Malvina » (mariée à un Arnim), et nous aurons encore plus d’un emprunt à leur faire dans la suite de cette étude. On y a signalé certaines descriptions de la nature, du clair de lune, de la Mer du Nord, de la vue du Danube des hauteurs de Buda-Pesth, qui ne manquent pas en effet de couleur et font tableau ; il y a quelque chose de Henri Heine dans ces Reisebilder tout privés, et on en a fait la remarque : comme il y a peut-être bien aussi du Hamlet (et quel Hamlet !) dans le passage suivant, le seul passage mélancolique qu’il nous ait été donné de rencontrer au milieu de tant de saillies sanguines et robustes. « A la grâce de Dieu ! tout n’est au fond qu’une question de temps, peuples et individus, sagesse et folie, paix et guerre. Au demeurant, tout sur la terre n’est qu’hypocrisie et jonglerie, et, ce masque de chair une fois tombé, l’homme d’esprit et le sot doivent se ressembler beaucoup, et il doit être difficile de distinguer entre le Prussien et l’Autrichien, leurs squelettes bien proprement préparés. Cela devrait guérir de tout patriotisme spécifique… » Ces lignes sont tombées de la même main pourtant qui depuis, et par un patriotisme bien spécifique assurément, a fourni tant de milliers de sujets aux préparateurs de squelettes ! ..

On voit par ces lettres que M. de Bismarck maniait déjà de bonne heure et avec prédilection cette ironie où il est passé maître : ironie froide, narquoise et qui trop souvent approche du ricanement. Il l’emploiera plus tard dans ses discours, dans ses conversations avec les ministres et les ambassadeurs, et jusque dans les négociations diplomatiques, aux momens même les plus importans, les plus décisifs de l’histoire. A des momens pareils, cette ironie affectera tantôt une grande franchise, tantôt une grande politesse, mais une franchise à vous faire tomber à genoux devant le premier mensonge quelque peu décent, une politesse à vous faire implorer une incivilité sans phrases comme un véritable bienfait. Un jour, à la veille même de la guerre de 1866, le comte Karolyi, ambassadeur d’Autriche et agissant au nom de son gouvernement, sommera M. de