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s’admire dans ses compositions : on sait qu’il a été surnommé un jour le Narcisse de l’écritoire. Par le goût, par le sens exquis, par l’instinct d’artiste, il a une supériorité marquée sur son ancien collègue de Francfort ; mais celui-ci reprend tous ses avantages dès que l’on considère le cachet original et personnel qu’il sait donner à sa pensée et à sa parole, dès que l’on cherche l’individualité, le souffle créateur, le mens agitans molem, ce je ne sais quoi de mystérieux et puissant que la sculpture antique rendait si ingénieusement en mettant une flamme au front de certaines de ses statues.

Le chancelier d’Allemagne n’est pas un lettré dans la stricte et un peu vulgaire acception du mot ; il n’est, à proprement parler, ni un orateur, ni un écrivain. Il ne sait pas bien développer un thème, graduer les argumens, ménager les transitions ; il ne construit pas sa période et ne s’en soucie point. Il a de la difficulté à s’énoncer, aussi bien à la tribune que la plume à la main ; son style est heurté, parfois bien incorrect, aussi peu académique que possible ; il est embrouillé, enchevêtré, trivial même par momens. Toute proportion gardée et toutes réserves faites, il y a du Cromwell dans sa manière de s’exprimer ; mais bien autrement encore que chez Cromwell est-on forcé d’admirer chez lui de ces éclairs de la pensée, de ces images fortes et imprévues, de ces mots pénétrans qui frappent, qui se gravent et qui restent. Lorsque tout dernièrement, au milieu d’une argumentation assez décousue et embarrassée sur son conflit avec Rome, il vint à s’écrier tout à coup : « Soyez sûrs d’une chose, messieurs, nous n’irons pas à Canossa ! » on dut reconnaître qu’il avait su comprimer là, dans une sorte de cœterum censeo menaçant, tout un monde de souvenirs et de passions. Dans un esprit bien différent, dans des temps aussi bien lointains déjà, il est vrai, parlant un jour, — il y a de cela près de vingt ans, — des principes de la révolution et de la contre-révolution, il devait dire que ce n’est pas un débat parlementaire qui pourra jamais décider entre ces deux principes : « la décision ne viendra que de Dieu, du Dieu des batailles, alors qu’il laissera tomber de sa main les des de fer du destin ! » On croit entendre de Maistre dans ce dernier membre de phrase, et, comme M. de Maistre, le chancelier d’Allemagne a eu, lui aussi, son passage décrié du bourreau : nous voulons parler de cette invocation au fer et au sang, qu’il faut replacer dans son cadre et mettre dans son vrai jour, — la remettre à sa date, — pour en apprécier tout le relief à côté de la brutalité incontestable. L’invocation fut faite alors que ces nationaux-libéraux, aujourd’hui d’une platitude si grande envers lui et d’une obéissance de cadavre, voulaient l’empêcher de réformer l’armée, tout en lui demandant de faire l’unité de l’Allemagne. L’homme qui sentait