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en Russie, on le crut même, on avait tant d’intérêt à le croire ! Le peuple russe se réconcilia bien vite avec les vainqueurs de l’Alma et de Malakof ; une seule puissance demeura à ses yeux responsable de ses désastres, la puissance qui pendant toute la guerre était restée les armes au bras ! Encore à l’heure qu’il est, tout cœur russe frémit d’indignation à la pensée de l’Autriche, de son immense ingratitude et de sa grande trahison.

Alexandre Mikhaïlovitch partagea ces amertumes, ces rancunes populaires, et en devint le représentant le plus énergique et hautement avoué ; il laissait éclater à cet égard ses sentimens avec une franchise qui touchait de bien près à l’ostentation. On citait un mot prononcé par lui, encore à Vienne, pendant que siégeait le congrès de Paris : « l’Autriche n’est pas un état, ce n’est qu’un gouvernement. » Ce mot le devança à Saint-Pétersbourg et y fit sa fortune. La voix publique le désigna comme le futur vengeur, comme l’homme destiné à préparer pour sa nation une éclatante revanche, et l’habile diplomate n’eut garde de s’inscrire en faux contre une pareille opinion. Déjà du reste à ce congrès de Paris se révélaient certaines tendances, certains penchans, qui pouvaient donner de l’espoir, qui ouvraient même des horizons tout à fait nouveaux. Le nom de l’Italie venait d’y être prononcé ; la Roumanie elle-même y trouvait une faveur inattendue. À ce congrès étrange, qui réglait définitivement les conditions d’une paix que la France, l’Angleterre et l’Autriche avaient imposée à la Russie, l’Autriche apparaissait sombre et morose, l’Angleterre irritée et nerveuse : seules la France et la Russie échangeaient entre elles des politesses exquises, des cordialités surprenantes ; l’épée de Napoléon III tournait à la lance d’Achille, guérissant où elle venait de blesser, blessant où elle venait de guérir. « Il y avait du baume dans Gilead » et de la ressource avec le souverain qui siégeait aux Tuileries… Le lendemain du congrès, au mois d’avril 1856, le vieux comte Nesselrode demandait à se retirer à cause de son âge, et le prince Alexandre Gortchakof devenait ministre des affaires étrangères.


II

Pendant les quatre années qu’il avait passées à Francfort comme représentant de son gouvernement auprès de la confédération germanique, le prince Gortchakof, on l’a déjà vu, avait lié connaissance et entretenu les rapports les plus intimes avec un collègue dont il appréciait comme personne les rares qualités d’esprit, et probablement aussi de cœur. Les deux amis s’étaient séparés dans l’été de 1854, alors que le plénipotentiaire russe alla remplir sa mission angoissante de Vienne ; mais ils ne devaient pas tarder à