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les raskolniks de toute sorte ; ce fait est d’autant plus à noter qu’en général dans le peuple russe, chez le paysan et l’artisan, la femme est encore vis-à-vis de l’homme dans une grande infériorité. Cet abaissement de la femme est un des traits les plus fâcheux, un des côtés les plus arriérés de la civilisation populaire en Russie, c’est en même temps un de ceux par où le marchand et le mougik diffèrent le plus des hautes classes de la nation, aussi bien que de l’Europe occidentale. La religion, ou mieux le schisme ou l’hérésie est presque l’unique domaine où la femme du paysan se montre l’égale de son époux. Esclave ou servante dans tout le reste, elle est libre, souvent même elle est maîtresse dans cette sphère spirituelle. « Une dispute d’Aksinia avec son mari sur un objet profane lui vaudrait une verte réprimande et une correction du volostnik, dit un des romanciers qui de la peinture des raskolniks se sont fait une spécialité[1]. Quand il s’agit de skites, d’affaires religieuses, la chose est autre, là ce n’est plus l’homme, c’est la femme qui est la tête, c’est Aksinia qui décide et tance, à son gré son mari. » De ce fait, certains écrivains ont tiré une conséquence importante. Chez un peuple qui considère la femme comme un être inférieur, les questions dogmatiques lui seraient-elles abandonnées, si l’homme en faisait une de ses préoccupations principales ? La piété est pour le paysan une affaire de ménage, et comme telle regarde surtout la femme. On reconnaît dans cette thèse le penchant habituel des écrivains russes à représenter leurs compatriotes du peuple comme naturellement indifférens en matière religieuse, et pour ainsi dire inconsciemment sceptiques en dépit de leur attachement aux formes du culte et de leur propension aux sectes. Cette prétention n’est pas entièrement justifiée par l’influence des femmes dans le schisme ou les hérésies. Le raskol n’est pas le seul culte qui se soutienne surtout par les baba, ni la Russie le seul pays où, en matière religieuse, l’impulsion vienne de la femme, alors même que la direction, vient d’ailleurs. Il y a là un fait général, universel, attribuable au tempérament intellectuel des deux sexes. Dans toutes les religions, dans les nouvelles surtout, le sexe faible, le sexe pieux, comme l’appelle l’église latine dans une de ses hymnes, joue un rôle considérable. Les sectes anglo-saxonnes ont aussi leurs prophétesses, et dans cette société moins ignorante que le bas peuple russe il y a aussi des femmes illuminées, des femmes hystériques, qui s’attribuent des fonctions surnaturelles et des titres presque divins. Les khlysly américains, les shakers des États-Unis, ont souvent aussi à leur tête une mère ou une fiancée de l’agneau de Dieu, et il y a quelques

  1. André Petcherski dans le Rousski Vestnik.