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en mettant à profit ses mérites. Quel que fût son enseignement, le moine Séraphin avait réussi à se faire dans le pays la plus fantastique légende. Il passait pour invulnérable, pour maître de se dérober à toutes les poursuites par de soudaines métamorphoses. De tels fourbes font comprendre les articles du code russe qui prohibent formellement les faux prophètes, les faux miracles, et spécifient des peines pour ce genre de délit.

A côté des charlatans, il y a les illuminés, et près des faux prophètes les vrais voyans, ou ceux qui croient l’être. Dans un pays où le peuple ajoute encore foi aux sortilèges et aux possessions du démon, où les idiots, les innocens, sont encore regardés comme des inspirés, ces visionnaires sont les plus nombreux et les plus dangereux. Le prophétisme est le caractère commun de la plupart des sectes extrêmes, anciennes ou nouvelles, sorties ou non du raskol. Il y a du reste différentes sortes de prophètes et différentes manières de prophétiser. Dans le langage de ces sectaires, comme dans le langage de la Bible, ces mots ne s’appliquent point exclusivement à la révélation d’un avenir inconnu : souvent les prophètes n’annoncent autre chose que l’accomplissement plus ou moins prochain des menaces ou des promesses des saintes Écritures. Ces prophéties roulant sur la fin du monde et le jugement dernier, sur le paradis et l’enfer, ne sont guère qu’une sorte de prédication ou de paraphrase, si ce n’est que par le tour et les pauses de son discours, l’orateur donne à son enseignement l’apparence d’une révélation intime ou d’une intuition, d’une vision immédiate. Un Russe qui non sans peine était arrivé à se faire admettre parmi les auditeurs d’une célèbre prophétesse de je ne sais quelle secte nous disait avoir été singulièrement désappointé en n’entendant autre chose que des déclamations sur le jugement et le règne futur du Christ, et en voyant les assistans accueillir ces vieilleries avec autant de respect et de crainte que des révélations inattendues. Ce qui distingue ces banales prophéties, c’est le rhythme, la coupe des phrases, l’espèce de versification dans laquelle beaucoup sont délivrées. Il y a des hommes et des femmes auxquels l’habitude ou la nature donne à cet égard une facilité que les sectaires prennent pour une marque d’inspiration et un signe de sainteté. Le prophète n’est ainsi parfois qu’une sorte d’improvisateur, talent qui dans certaines provinces semble du reste s’être longtemps conservé chez le peuple russe. Tantôt le voyant prononce de vagues paroles, des formules générales qui dans le nombre des assistans ne peuvent manquer de trouver quelques applications particulières, tantôt il profère de longs discours dans lesquels il n’est pas difficile de trouver quelque chose qui se réalise en tout ou en partie. Le