Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 9.djvu/623

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’incrédulité individuelle se prête aujourd’hui plus que jamais à des impostures et à des exploitations religieuses. Ce qui frappe d’abord, c’est combien ce peuple si naturellement vif et intelligent, combien le mougik, en tant de choses si avisé, est souvent crédule et naïf en religion et en politique. Comme au temps de Pougatchef et de Selivanof, il est encore capable d’accueillir les faux prophètes comme les faux tsars, les faux christs comme les faux Demetrius, les faux Pierre III, les faux Constantin. Les mystifications les plus effrontées peuvent encore faire des dupes, les bruits les plus fabuleux agiter le peuple. En 1874, pendant notre dernier voyage en Russie, il est venu devant un juge de paix une singulière affaire. C’était dans un des districts du gouvernement de Pskof, aux portes de la capitale de l’empire et aux confins des provinces protestantes de la Baltique, sur la grande route de Pétersbourg à Berlin. Parmi les paysans s’était répandu le bruit que de ce gouvernement septentrional l’on allait expédier à la Mer-Noire 5,000 jeunes filles qu’un grand bateau emporterait au pays des Arabes, où elles seraient données en mariage à des nègres. Le vide laissé dans le gouvernement de Pskof par le départ des 5,000 jeunes Russes devait être comblé par l’envoi d’autant de négresses. Cette rumeur avait jeté la panique dans le district d’Opotchetski, on se pressait de marier toutes les filles nubiles, et les noces se suivaient avec une rapidité inaccoutumée. Une enquête établit que cette fable avait été inventée par un cabaretier du nom de Iakovlef dans le simple dessein d’augmenter son commerce en augmentant le nombre des mariages, qui en Russie profitent autant au cabaret qu’à l’église.

Un peuple accessible à de telles fables l’est naturellement davantage encore aux mystifications couvertes d’un voile de piété ou parées d’une auréole surnaturelle. Dans ce même gouvernement de Pskof, à une ou deux années de distance, cette effrontée supercherie mercantile avait pour pendant une impudente escroquerie religieuse. En 1872, on a découvert aux environs de Pskof une secte nouvelle dont presque tous les adeptes étaient des femmes. Le fondateur, un moine du nom de Séraphin, récemment échappé d’un des couvens de la province, adressait de préférence ses prédications aux jeunes filles. On appelait les prosélytes les rasées (strijénistsy) parce qu’en signe d’admission dans la secte Séraphin leur coupait les cheveux, qu’il vendait, commerce fort lucratif dans un pays où les chignons et l’art du coiffeur sont en particulière estime. Ce n’était pas seulement au profit de sa cupidité que le cynique prophète abusait de la bonne foi de ses prosélytes ; il était accusé de prêcher le salut par le péché, sous prétexte sans doute d’utiliser la rédemption et d’accroître la gloire du sauveur